Tout mur est une porte. Emerson

mercredi 27 mars 2013

Albert Camus : l’aveuglement colonial

L’écrivain français Albert Camus aurait eu cent ans cette année. Il est né en Algérie, à Annaba, en 1913. Des livres et des essais ne manqueront de saluer l’intellectuel, l’écrivain nobélisé et son engagement auprès des opprimés. Pour nous, anciens colonisés d’Afrique, demeurera l’incompréhension face à l’obstination de Camus à défendre une Algérie française.

Hier 27 mars 2013 est sorti dans les salles françaises l’adaptation au cinéma du roman autobiographique et posthume d’Albert Camus, Le Premier homme. Le réalisateur italien Gianni Amelio a porté à l’écran ce roman dont le manuscrit a été retrouvé dans une sacoche de cuir à côté de la voiture dans laquelle l’écrivain trouva la mort le 4 janvier 1960. Dans ce dernier roman, sous le pseudonyme de Jacques Cormery, l’écrivain revient sur son enfance à Alger. Ce film n’éclairera certainement pas la part d’ombre qui entoure le rapport de Camus à l’Algérie
De Camus, on retient les grands romans l’Etranger, La Peste et La chute sur l’absurde, les essais qui tentent de formuler l’absurde comme Le mythe de Sisyphe, l’Homme Révolté qui met la morale au cœur de la politique et ses pièces de théâtre dont la plus célèbre reste Caligula. La critique littéraire française a fait de Camus le dernier des Justes et un grand moraliste, insistant plus sur sa réflexion sur la condition humaine que sur la place qu’occupe l’histoire dans son œuvre. Hors de France, il y a l’incompréhension devant son attitude face à l’histoire de l’Algérie quoique l’unanimité se fasse sur la force de son œuvre. Quid de l’Algérie dans cette œuvre ? L’Algérie de Camus, c’est la mer, la terre et le soleil qu’il chante avec lyrisme mais les Algériens en sont absents. Du moins, ils apparaissent sous le nom générique de l’Arabe. Dans l’Etranger, l’Arabe qui est tué par Mersault n’a pas de nom, dans la Peste aussi, dans la ville d’Oran pestiférée, ce sont les arabes qui meurent mais ils n’ont pas d’existence individuelle, ils ne sont pas des personnages au même titre que Tarrou, Rieux et le Père Panelou. Yasmina Khadra, un romancier algérien remarquera que les Algériens ne sont pour Camus qu’une excroissance de la faune locale.
L’Algérie reste la tâche noire sur l’image immaculée de combattant de la liberté dont se vêt l’écrivain, c’est le grain de sable qui enraille sa belle mécanique de l’engagement, le nom qui fait s’écrouler tout l’échafaudage théorique de sa pensée d’intellectuel au service de la liberté. Comment expliquer que celui qui refuse toutes les oppressions au nom de la morale, qui s’est engagé dans la résistance quand la France était occupée par l’Allemagne ne comprenne pas que la France est une force d’occupation en Algérie et que la liberté de l’Algérien passe par la libération de l’Algérie ? La seule explication qui tienne est peut-être celle donnée par Edward Saïd c’est-à-dire que l’inconscient colonial de l’écrivain.
Pour tous ceux qui continuent à voir dans sa lapidaire réponse à un étudiant algérien qui lui reprochait de ne pas soutenir la lutte de libération, « Je choisis ma mère avant la justice », une expression de dépit plus qu’une réponse assumée, il faut leur mettre sous les cieux cette prise de position de Camus dans ces Chroniques algériennes :
« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. »
Comment aurait-il vécu l’indépendance de l’Algérie s’il avait été là en 1962 ? La mort l’a soustrait de l’histoire, nous privant de voir comment il aurait évolué avec cette Algérie indépendante. On peut toutefois penser qu’étant d’une grande lucidité, il aurait fait amende honorable et reconnu que l’intégrité exigeait qu'il acceptât que « le frère périsse au nom des principes de justice». Surtout si ce frère-là opprime et occupe la terre de l’Autre!