Tout mur est une porte. Emerson

samedi 23 mars 2013

Carnets de route : Mes 48 heures chrono dans les Cascades

Au mois d’août, nous avons, quatre amis et moi, décidé de sillonner les sites touristiques de la région des Cascades en 48 heures. C’est ainsi que, arrivés à Banfora un vendredi nuit, nous sommes entrés en contact avec Ablo, un homme de Banfora, qui nous avait été recommandé par un ami. Il nous a donné de son temps et son véhicule.
C’est au volant de sa Range Rover qu’Ablo nous a conduits dans tous les coins intéressants de la région. Nous avons déambulé dans les Cascades, navigué sur le lac de Tengrela et gravi le Pic de Sindou. J’étais parti à la découverte des sites et je suis tombé sous leurs charmes. Mais ce sont surtout les hommes rencontrés pendant cette excursion qui m’ont marqué.
C’est pourquoi, dans ce carnet de voyage, les sites, malgré leur beauté, passent à l’arrière-plan. Leurs splendeurs servent de toile de fond pour camper ces hommes pas comme les autres. Un guide plein de secrets, un piroguier audacieux et un héraut au souffle épique. Ce carnet est un récit de ces rencontres.


Le guide qui me révéla le secret des Cascades


Nous avons commencé par le site le plus proche de notre base, les cascades, lesquelles ont donné leur nom à la région ; elles sont distantes de Banfora d’une quinzaine de kilomètres.
C’est un matin, sous un ciel chargé de gros nuages, que nous nous sommes entassés dans la Range Rover d’Ablo en direction des cascades, priant le ciel qu’il n’ouvrît pas ses vannes ce jour-là. Après avoir traversé les champs de canne à sucre de la SOSUCO, qui s’étendent sur des kilomètres, et triomphé d’une route cahotante pleine de nids-de-poule, nous nous garons devant un motel où nous attendent deux bonshommes.
L’un est un colosse avec une tignasse folle tombant en cordes crasses sur un visage prognathe mangé par une barbe broussailleuse : un rasta de campagne, qui ignorerait l’existence du champoing de cheveux. Il nous tend un ticket de parking.
S’avance maintenant l’autre. Un bob sur la tête, avec un visage replet zébré d’une large estafilade sur la joue gauche, des yeux rougis et un sourire mielleux de douanier. Son T-shirt, qui fut blanc jadis, se démène pour contenir une bedaine qui refuse la discrétion et déborde sur un ceinturon, lequel retient un pantalon bouffant.
Un manche de couteau émerge d’un fourreau fixé par des ficelles de cuir à la cuisse gauche. En cet homme, à l’allure d’aventurier, je vois un croisement d’Indiana Jones, de Crocodile Dundee et de chasseur Dozo ! Un mélange de brigand et de paysan. Il se présente. C’est le guide et il nous réclame deux mille francs sans détour.
Ablo, qui est un habitué des lieux, est surpris par la présence d’un guide et surtout d’un guide payant bien que nous nous soyons acquittés du péage à la barrière érigée à l’entrée du site. Notre guide explique calmement que c’est un dysfonctionnement et que lui-même trouve que c’est cher payé, mais comme c’est le règlement... Ablo ne semble pas convaincu, il hausse les épaules de dépit.
Notre guide nous toise comme un sergent recruteur inspecte sa troupe de recrues, hoche la tête plusieurs fois et d’une voix de chef tonne : « On s’en va ! » ; et s’avance d’un pas martial dans la brousse. Nous nous engageons dans une allée bordée de manguiers géants aux troncs immenses. Leurs feuillages se rejoignent au-dessus de nos têtes et forment une voûte dense.
Quelques rares rayons de soleil traversent la voûte et s’éparpillent en petits corps luminescents voletant dans cette cathédrale naturelle. Du feuillage, descendent le pépiement des petits oiseaux, la stridulation des grillons et les cris modulés des roussettes. Un peuple bruyant mais peureux loge dans les cimes.
Lorsqu’une petite branche craque sous nos pas, un silence inquiet remplace subitement le concert, qui après un bref moment reprend, plus ferme, plus assuré et plus harmonieux. Quelques termitières géantes surgies entre les manguiers et que nous découvrons dans cette pénombre prennent des formes inquiétantes.
Des papillons effarouchés par nos pas voltigent entre les rayons lumineux tels des fleurs dansant dans le vent frais d’avant-orage. Du sol mouillé montent l’odeur de la terre et les effluves des mangues pourrissant sur le sol.
Après une centaine de mètres dans cette allée, nous débouchons sur un chemin ascendant, des escaliers faits de blocs de pierres, qui serpentent sur la falaise et mènent aux cascades. Un bourdonnement vous assaille comme si mille ruches d’abeilles vous cernaient.


Plus on avance et plus ce bourdonnement cède la place à un mugissement si puissant que l’on s’attend à voir débouler sur soi un troupeau de taureaux cornus lâchés dans une course folle... et après une dernière montée, la cascade apparaît. Majestueuse.
Des trombes d’eau ruant du ciel sur la pierre, des tonnes d’eau chutant des hauteurs, tournoyant dans une écume blanchâtre et ébranlant le socle de granit sur lequel nous sommes arrêtés. Le frémissement de la pierre se propage dans le corps et distille l’inquiétude dans le cœur. Mais rapidement, ce frémissement devient un frisson de plaisir qui court de l’extrémité des orteils au cuir chevelu. Un massage apaisant.
Pour remonter aux limbes et voir la naissance de la cascade nous demandons à notre guide de nous y mener. Nous reprenons un chemin tortueux entre les immenses blocs de pierres et la végétation luxuriante qui s’est invitée dans ce milieu où le liquide et le minéral s’affrontent.
Des arbustes plantent leurs racines comme des serres dans le granit et s’élancent dans les airs, leurs troncs en équilibre précaire penchés dans le vide. Des arbres balancent leurs branches, longues cordes noueuses couchées sur la falaise, en attente d’un alpiniste fou. Des lianes s’enchevêtrent et forment un pont suspendu dans le vide.
Notre guide, d’un ton docte, nous montrait telle feuille qui, mâchée, soigne les ulcères, tel fruit dont l’amande est un hypotenseur et maints autres secrets des plantes. Après chaque explication, je cueillais une feuille ou un fruit du fameux arbre ; connaître le pouvoir médicinal des plantes peut toujours servir. Après avoir longtemps marché, nous nous retrouvons brusquement devant un précipice.
Cette voie ne mène nulle part. Nous nous tournons vers le guide pour comprendre, il explique qu’il voulait nous offrir un angle de vue panoramique sur le site. Peut-être s’est-il simplement perdu dans son itinéraire et ne veut-il pas nous l’avouer ? Parce que la vue n’est ni fameuse ni panoramique.
On est loin de la cascade et un épais talus nous bouche la vue.
Ce guide est tout de même particulier, pensé-je. Au lieu de prendre la tête de la marche, il se met à la queue pour veiller sur les dames. Marque de galanterie, certes, mais est-ce la fonction d’un guide ? Il a aussi une fiole, qu’il sort souvent de sa poche, en ingurgite quelques gouttes et la range prestement. Il est de plus en plus volubile. Son gros rire résonne de plus en plus dans les airs.


Ablo a pris la tête du groupe et nous débouchons sur le sommet de la cascade. C’est là que l’eau se rassemble, enfle démesurément avant de se projeter avec force et violence sur les blocs de granit quelques dizaines de mètres plus bas. C’est le fleuve Comoé qui, contrarié par le surgissement d’un obstacle de pierre sur son cours, se confronte violemment à celle-ci, l’escalade et retombe avec fracas avant de poursuivre sa route vers la Côte d’Ivoire.
Un embrun mouille les visiteurs d’une pluie de gouttelettes si fines qu’on ne les voit pas.
Ici, l’érosion a creusé la pierre et donné une cuvette profonde avec une eau limpide. L’envie nous prend de nous baigner dans cette piscine suspendue. Pendant que nous essayons d’extraire nos membres des habits dans des contorsions acrobatiques et dans la bonne humeur, notre guide, un doigt pointé vers notre piscine, hurle : « Un crocodile ».
Nous scrutons vainement l’eau transparente à la recherche du saurien. Rien sur la face de l’eau, calme et lisse comme un miroir. Il nous explique qu’il y avait le glouglou du saurien qui faisait des bulles dans l’eau. Le crocodile aurait disparu dans les galeries qui parcourent la pierre. Peu convaincus par cette histoire du saurien qui respire dans l’eau et fait des bulles géantes à la surface de l’eau, nous décidons néanmoins de surseoir à la baignade.
Comme le ciel était dégagé et le temps lumineux maintenant, nous nous installons sur une sorte d’esplanade qui pour lire, qui pour jouer aux cartes tandis que notre guide nous parle des génies malveillants des cascades. Selon notre guide, les Djinns immoleraient chaque année un enfant en le retenant dans les eaux lors des baignades. Cette année, deux enfants auraient péri dans la piscine. Et il raconte beaucoup d’autres choses sans que nous y prêtions attention jusqu’au moment où il nous explique l’origine du mot « Cascades ».
Il disait, l’index tendu et l’œil brillant : « Cascade vient du turka « kass-kass » parce que quand les pierres chutent de la colline jusqu’en bas, ça fait « kass-kass ». Il conclut, sentencieux : « Les blancs entendent mal ; c’est pourquoi, au lieu de dire « kass-kass » il prononcent « Cascades ».
A partir de cet instant, nous doutons sérieusement de la probité de notre guide. A son haleine, nous comprîmes aussi que sa fiole ne contenait pas quelque médecine, mais une forte liqueur locale, le koutoukou, une eau-de-feu à assommer le plus coriace des Bobos.
Quand le soleil commence à décliner et sa lumière à faiblir, nous décidons de ranger nos cartes et nos livres et de rejoindre Banfora. Notre guide, qui faisait le lézard, renversé sur le dos et que nous croyions plongé dans quelque méditation philologique, dort profondément.
Quand j’essaie de le réveiller en le secouant, un grognement d’ours suivi par un sourire épanoui de gamin que seul le rêve donne au visage de l’adulte me font comprendre que notre homme, assommé par l’alcool, rêve sûrement de cascades, de vins et de ruisseaux de liqueurs.
Après un conciliabule, nous le laissons cuver son trop-plein de koutoukou sur son lit de pierre entre ciel et terre, bercé par le vrombissement de la « kass-kass ». En vrais gentlemen, nous glissons deux billets de mille francs dans la poche de son pantalon.
Au motel, nous signalons la position de notre guide. C’est là, qu’un homme au poil roux, un Judas, nous apprend pour moins de trente deniers que notre guide était un faux. C’est un cuisinier du motel qui, par désœuvrement, s’autoproclama guide des « kass-kass », pour enfourner quelques billets de CFA et nourrir sa famille. Avant de quitter les cascades, je vidai mes poches des feuilles et des fruits récoltés et dont le guide énumérait les vertus devant nos yeux ébahis. Tout ça n’était que mystification.
A Banfora, attablés au restaurant « le Calypso », nous avons conté notre aventure et souligné l’originalité de notre guide à une famille rencontrée là. Cette famille, de quatre membres aussi, est allée pour voir les cascades mais elle n’a pas eu notre chance. Elle est tombée sur un guide plus filou que le nôtre, qui l’a menée à un filet d’eau aussi mince que le jet de pipi d’un nourrisson serpentant entre deux petits cailloux. Ce guide justifiait la rareté d’eau par le fait que la SOSUCO pompait l’eau de la source pour arroser ses champs de canne à sucre.
Le nôtre, lui quand-même, nous mena au bon endroit. Et même s’il nous raconta plein de sornettes sur les cascades, nous lui pardonnons l’entourloupe. Pour les moments de fous rires qu’il nous offrit. Et la révélation du grand secret : le véritable nom des Cascades : « Kass-kass ».


mercredi 20 mars 2013

Un correcteur peut cacher un charcutier !

Il est une chose qui est le propre de la presse. D’abord le sujet d’un article est toujours une commande de la rédaction, le nombre de mots est fixé d’avance et le journaliste évolue entre ces deux balises. Ensuite, le papier doit passer par le service de correction avant d’être publié. Et parfois, c’est là où le bât blesse !
L’article de presse, qui est souvent écrit dans l’urgence, a besoin de passer entre les mains expertes et les yeux de lynx d’un correcteur pour bénéficier des derniers soins avant d’être livré à la lecture. Comme un homme après s’être vêtu et avant de quitter la maison a besoin de l’inspection d’un miroir ou d’un regard ami pour ajuster la cravate, ôter un cheveu sur l’épaule ou l’aider à boutonner ses manchettes. Le correcteur se charge donc de lustrer le texte en lui ôtant une coquille, en redressant une formulation boiteuse, en ajoutant une virgule pour mieux faire sens. Bref, il donne de l’allure à un papier. Malheureusement le correcteur peut être un boucher. Un Jacques l’éventreur ! Au lieu d’améliorer le texte, il le massacre à la tronçonneuse, le charcute en lui ôtant toute intelligence, le déshabille de toutes ses tournures coquettes qui lui donnent un style, un rythme et de la tenue. Il le tue carrément en le rendant incompréhensible, en en réduisant en un misérable tas de mots qui ne veulent plus rien dire. Une dépouille qui ne communique plus rien. Dans ce cas-là, quoique le rédacteur de l’article sache qu’il n’est pas le seul auteur de son texte car comme le dit le philosophe André Gorz : «Le journalisme est cette pensée sans sujet», ce rédacteur-là a des envies de meurtre devant le corps mort de son texte. Dans ce texte de deux pages, de cinq mille signes, il y avait mis sa pensée, sa culture, ses mots les plus aimés, sa façon de rendre particulier son rapport à la tribu des mots et de tout ça, il ne reste plus rien. Rien que ce tombeau de mots sauvagement mutilés par un ersatz de correcteur. S’il pouvait saisir au gosier ce charcutier de malheur, le soulever de terre et le pendre haut et court à un croc de boucher, peut-être que sa colère s’en irait se balancer à côté de l’hurluberlu. Mais il ne peut que serrer ses poings, impuissant car il ne peut mettre un nom ou un visage sur l’assassin de sa prose! Il faudrait bien que les rédactions songent à réserver le goudron et les plumes pour des correcteurs de cet acabit ! Chaque journaliste victime d’un tel vandalisme rêve d’un correcteur se balançant au bout d’une corde. Au défaut de pouvoir le suspendre au gibet pour de vrai…Fi !