Tout mur est une porte. Emerson

jeudi 24 janvier 2013

Obsessionnel Kourouma!



L’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma est mort en 2003 en laissant cinq romans fort laurés et une pièce de théâtre. Après avoir lu ses livres, le lecteur a le sentiment d’avoir lu ou relu la même œuvre tant les intrigues sont parallèles, les personnages semblables et les trajectoires toujours les mêmes. Cela ressort-il d'une panne d’inspiration ou serait-ce la marque d’un grand écrivain ?


Avec la parution des Soleils des indépendances en 1968, Ahmadou Kourouma apportait sa petite révolution dans le roman africain tant au niveau de la thématique que de l’écriture. On y découvrait une langue neuve qui tordait le cou à l’académisme et recourait à la richesse du malinké pour redonner des couleurs au français. Par ailleurs, il délaissait la dénonciation de la colonisation chère aux romanciers africains pour mesurer au trébuchet le bilan de la première décennie des indépendances. Un grand romancier nous était né ! Aussi attendait-on qu’un second roman vienne rapidement confirmer cet auteur comme le chef de file d’un nouveau mouvement. Attente vaine ! On a tôt fait de le considérer comme l’auteur d’une seule œuvre à l’instar de Lautréamont et de quelques artistes dont la veine créatrice tarit après une œuvre. Bien qu’il fit paraître Monné, outrages et défis en 1990, soit deux décennies après le premier roman et puis En attendant le vote des bêtes sauvages en 1998, et Allah n’est pas obligé en 2000, la suspicion sur sa capacité à se renouveler ne se dissipera totalement. Elle va même puiser dans ces nouvelles œuvres des arguments pour se conforter. Ainsi on entend dire que toutes les œuvres suivantes ne sont que des avatars du premier roman. Ce qui est exact. Mais l’erreur des contempteurs n’est-elle pas d’y voir une faiblesse là il n’y a que du génie ? La marque d’un grand écrivain n’est-elle pas sa capacité à porter un monde bien construit ayant une architecture d’une grande cohérence ? Un romancier est grand par rapport à sa capacité-peut-être inconsciente- à poursuivre au fil des œuvres un dialogue ininterrompu entre le lecteur et son monde intérieur. Dans La Prisonnière, Marcel Proust développe l’idée selon laquelle l’artiste original ne traiterait que du même thème à travers ses différentes œuvres. Ce qu’il a appelé du bel oxymoron de « la monotonie du génie ». Claude Edmonde Magny part de cette intuition pour investiguer l’œuvre romanesque de Morgan dans son Essai sur les limites de la littérature et précise que l’auteur d’A la Recherche du temps perdu ne veut pas dire que l’artiste « se répète au sens banal du terme, mais simplement qu’il est hanté par un certain thème » Ce sentiment d‘éternel recommencement, de se retrouver devant la même arabesque dans tous les livres d’un auteur, le lecteur familier de la littérature africaine l’éprouve plus fortement devant les romans d’Ahmadou Kourouma. Sentiment si fort de « déjà lu » qu’il peut penser que toutes les œuvres suivantes déclinent avec des variations mineures la même histoire, celle des Soleils des indépendances. C’est en travaillant sur un ouvrage critique sur Les Soleils des Indépendances avec Jean Ouédraogo dans la nouvelle collection Entre les lignes, Littérature du Sud des Editions Honoré Champion que celui-ci nous a fait prendre conscience du fait que les œuvres de Kourouma se répondaient, d’écho en écho, dans une profonde et troublante unité. Certains motifs sont d’ailleurs si récurrents que l’on peut les qualifier d’obsessionnels. Ainsi du thème de la destitution du chef traditionnel. Fama est privé du trône au profit de son cousin Lacina dans Les Soleils des Indépendances et Djigui se voit remplacer de son vivant par son fils Béma dans Monnè, outrages et défis. Quant aux chefs des Etats africains des indépendances, ce sont toujours des dictateurs. Le président de la Côte des Ebènes des Soleils et Diarra de Tougnantigui ou le Diseur de vérité trouvent leur prolongement monstrueux dans le personnage de Koyaga d’En attendant le vote des bêtes sauvages. Cette figure du dictateur est si omniprésente dans les œuvres de Kourouma que beaucoup d’intellectuels africains lui ont reproché de recycler les clichés d’une littérature européenne raciste qui faisait de l’Afrique « le Cœur des ténèbres » et d’alimenter ainsi en eau surie le moulin des Afro-pessimistes. Il y a aussi le personnage du marabout ou du féticheur. Abdoulaye et Tiécoura des Soleils à Yacouba alias Tiécoura dans Quand on refuse on dit non, de Balla des Soleils à son homonyme dans Allah n’est pas obligé, les mêmes personnages semblent traverser les romans. La femme mutile par l’excision perdure de Salimata à la mère de Birahima dans Allah n’est pas obligé. Enfin, Togobala, le village perdu du royaume malinké qui est le trou noir aspirant tout digne descendant de malinké, l’appel du sol pour tous les personnages importants. Fama, malgré toutes les tentatives de l’en dissuader, y retourne pour mourir et le jeune Birahima d’Allah n’est pas obligé inscrit sa fuite finale dans les pas de Fama en retournant à Togobala. Entre l’exil et le royaume, au final, ces personnages ballotés aux quatre vents par les turpitudes de l’histoire tels des pollens portés par les vents de l’harmattan se ré-enracinent sur le sol natal. La géographie de cœur de Kourouma part de Togobala et y revient ! Toujours. L’œuvre d’Ahmadou Kourouma, loin d’être un ressassement sans fin d’une même histoire est l’approfondissement au fil des textes et le déroulé d’une vision du monde. Celle d’un artiste fortement marquée par l’oscillation entre un monde ancien qu’il sait perdu et un nouveau dont il pressent les dangers. Toute son œuvre est par conséquent un appel à l’homme africain pour qu’il se ressaisisse et se saisisse de son histoire. Et quand une œuvre est une corde tendue entre passé et futur sur le gouffre de notre présent, il est impératif de renoncer aux effets et aux nuances du tremblé de la corde pour que l’on voie bien la monotonie du fil rouge.