Tout mur est une porte. Emerson

vendredi 6 décembre 2013

Carrefour des arts plastiques : l’art en liberté dans la rue


Pendant tout le mois de novembre 2013 se tient la deuxième édition du Carrefour des arts plastiques de Ouaga. Cette année, le festival a décidé d’investir les rues de la capitale burkinabè avec des installations dans l’espace public. Visite guidée des œuvres qui squattent nos rues.

Les arts plastiques sont en plein épanouissement au Burkina mais ils restent une affaire d’expatriés et d’une poignée de nationaux car la grande majorité de Burkinabè n’ont pas accès aux créations et ne fréquentent pas les espaces d’exposition et les galeries d’art. C’est pour rapprocher les arts plastiques du grand public que les organisateurs du Carrefour ont placé cette édition sous le signe de l’art dans l’espace public. Suivant en cela la sagesse qui dit que « si la montagne ne vient pas à Mohamet, Mohamet ira à la montagne », les arts plastiques ont fait les murs et se sont retrouvés dans la rue. Ainsi les Ouagalais ont été agréablement surpris de voir des œuvres surgir dans divers lieux de leur ville.

La Douche qui ose au Rond-Point des Nations -Unies
Sous un échafaudage de fortune, un arrosoir géant accroché à un poteau, un personnage, les bras levés dans une posture fort déséquilibrée prend sa douche. Sous ses pieds, le carrelage est désossé. Même si les attributs mammaires sont absents sur la poitrine du personnage, son maintien incline à dire que c’est une dame. Cette installation faite à partir de sac de jute et de et de bois interpelle les usagers de la route sur les difficiles conditions de vie et d’hygiène dans certains quartiers de la capitale où le manque d’eau, la promiscuité et l’absence de commodités rendent la douche périlleuse et attentatoire à la pudeur. L’artiste Koffi Mensah a choisi de montrer un aspect occulté de Ouaga, ces quartier où se verser de l’eau sur le corps relève d’une gageure. Malheureusement l’emplacement de l’installation et sa taille la cachent des usagers. On aurait souhaité qu’elle soit plus monumentale et posé sur le rond-point pour être visible comme une verrue au milieu d’un visage.

Le Mouton de Marto à côte de la cathédrale

Dans cet espace, se dresse le mouton blanc de l’artiste franco-burkinabè Marto. Il rappelle le cochon tatoué de l’artiste belge Wim Deloye. Pour créer ce mouton géant, Marto a eu le concours d’Adama Kovi Pierre pour le moulage et de Sawadogo Moussa pour la structure métallique. Le ruminant porte des logos de marques célèbres sur le corps. Mais a y voir de près, ce sont des logos légèrement détournés. Marto dénonce avec cette sculpture l’influence tyrannique des marques sur le libre-arbitre du consommateur. En modifiant légèrement les logos des grandes marques par peur de procès ou de heurter de potentiels sponsors, Marto intègre du même coup dans sa campagne antipub, les marques piratées qui usent du même procédé de détournement. D’ailleurs son mouton ne ressemble pas à un mouton, aussi vrai que la pipe de Magritte n’est pas une pipe. Quoi de plus normal du moment que son mouton est en réalité un bipède complètement marteau, une fashion victim qui croit que le bonheur est dans la griffe et qui suit la mode comme un…mouton.

Le Train-train quotidien à Laarlé
Le Train-train quotidien est une installation sonore devant le bar Daba de l’artiste Hyacinthe Ouattara. C’est une œuvre complexe qui rend compte de la circulation dans la ville d’Accra. A côté de grandes toiles sur lesquelles sont peints des autocars, il y a des voitures et des morceaux de bidons, suspendus à des ficelles ou posés au sol. Ce bric-à-brac du diable où dominent le jaune, le rose pastel et le bleu crée une sensation de mouvement, de profusion et d’étouffement. C’est le ressenti d’un artiste burkinabè dans une ville étrangère que nous propose cette installation. Elle annonce aussi ce qui attend Ouaga dans un futur proche.

Réseautage de Face-O-scéno à Gounghin

Dans un espace entre un bar Yas-Ka et un dolodrome, Face-O-Scéno a tendu ses fils au-dessus des têtes comme une grande toile d’araignée. Ces minces bandes de tissu blanc sont tendues dans un va-et-vient aléatoire entre les branchages des arbres et l’immense installation fait de pots d’échappement qi se tient au centre de la place. Cet entrelacs suggère tous les réseaux tendus au-dessus de nos têtes ou enfouis dans le sol. Si on pouvait visualiser les réseaux routier, électrique ou téléphonique de Ouagadougou, on découvrirait une géométrie aussi enchevêtrée. En somme, le paradoxe est que pour nous mettre en lien, on tisse des réseaux complexes-filaires, routiers, magnétiques-qui finissent pour nous emprisonner telles des mouches prises dans une toile d’araignée. La couleur de linceul du réseautage de Fas’O scéno doit nous inquiéter.

Hommage à la Bataille du Rail


Pouitba Ouédraogo et Adama Nébie ont investi le monument de la Bataille du Rail. Ils ont rompu la solitude du porteur de rail en bronze en lui adjoignant une joueuse foule de travailleurs. Ils ont réalisé une quinzaine de bonshommes faits de bidons de Lafi, vêtus de sac de ciment avec des rayures noires et blanches et chaussée de vieilles pantoufles ou souliers. Ces bonshommes composent une scène très vivante d’hommes participant à la pose des rails du chemin de fer Ouaga-Tambao, ce rêve d’autonomie porté par la Révolution d’août. Certains des personnages portent des lignes de rails à deux ou trois, d’autres battent le tambour ou jouent du Kundé pour galvaniser les ardeurs des poseurs de rails. Les deux artistes ont voulu rappeler que pour gagner les 100 kilomètres de rails, il a fallu que tout un peuple d’anonymes mette de leur temps et de leur force dans l’entreprise. A une période où tous les ouvrages sont réalisés grâce à des prêts et par des entreprises privées dans l’indifférence des populations, ces deux artistes ont voulu rappeler que ce sont les populations qui doivent bâtir leur nation.

Cette installation en jouant de la proximité avec une sculpture de bronze pose de manière très visuelle la différence qui existe entre l’art contemporain et l’art tel qu’il était avant. En effet, face au réalisme du personnage de bronze et à sa capacité à défier l’usure du temps, les bonshommes des deux artistes sont des ébauches dérisoires et fragiles. Le monument de bronze s’inscrit dans l’éternité quand l’installation de Pouitba et d’Adama se love dans l’instant du festival.
Ainsi toutes les installations du second carrefour s’inscrivent dans un questionnement de nos modes de vie et par là, les artistes plasticiens montrent qu’ils ne regardent pas toujours leur nombril et qu’ils ont des choses à dire dans la gestion de nos cités. Mais toutes ces œuvres mises dans l’espace public ne survivront pas au mois de novembre. Faut-il conclure que l’art contemporain est condamné à être un art périssable et évanescent comme un songe?
Saïdou Alcény BARRY


jeudi 5 décembre 2013

Théâtre : Arrêt sur image de Cédric Brossard



Dans cette mise en scène du texte Arrêt sur image de Gustave Akakpo, Cédrix Brossard de la compagnie Acétès accommode le théâtre à la musique électro. C’est un spectacle hybride, une partition musicale pleine de bruit et de fureur portée à ncandescence par le comédien Kader Lassina Touré.

Sur scène, deux hommes. D’un côté, un Dj devant sa table de mixage. De l’autre, un jeune homme qui se retourne sur sa vie. Des mots et de la musique qui racontent une enfance pas heureuse avec un père qui rêve de faire de son fils un footballeur, un passeur de génie qui donnerait la coupe à son pays. Ce rêve a avorté mais le fils est devenu un passeur. Pas de ballon mais d’hommes candidats à l’émigration. Jusqu’à ce jour où il envoie deux enfants à la mort. La médiatisation de ces morts oblige les autorités à rechercher les responsables. Alors il décide à son tour de tenter la traversée de l’Atlantique. Avant de se lancer sur les routes de l’aventure, il s’adresse au père absent.

Entre les beats rageurs de la musique techno, le monologue du passeur nous conte par le menu l’émigration clandestine. Il roule des mécaniques, se la joue en mode gangster mais il n’est pas dupe. Il sait qu’il n’est qu’un rouage dans l’engrenage de l’émigration clandestine. Il a beau se gargariser de mots sur les liasses qu’il dépense en boîte, sur les filles dont il abuse, sur les pauvres hères qu’il envoie au casse-pipe sans état d’âme, ce passeur est juste une petite frappe.

Kader Lassina Touré est dans ce monologue d’une énergie féline. Son interprétation est proche de la performance d’athlète. Pendant une heure, l’acteur crie, hurle son mal-être, danse et sans que jamais l’on sente l’énergie faiblir.
Le texte de Gustave Akakpo, malgré sa puissance d’évocation fait partie d’un vaste corpus de pièces qui ont abordé l’émigration dans la première décennie des années 2000; de ce fait, il aurait pu se perdre dans la mer des textes sur l’émigration sans cette mise en scène audacieuse.

En effet, en le plongeant dans un bain sonore, en le slamant, en le hurlant dans le déchainement de l’electro, Arrêt sur image est comme une partition. De plus, les paroles d’émigrés qui traversent le texte lui donnent une allure plus documentaire. Au choc des mots et des notes, ces lettres ajoutent le poids des vies réelles qui lestent le texte d’une dimension réaliste.

Plus que la recherche d’un Eldorado, les candidats au départ entendent fuir un avenir bouché. La plupart mènent une vie de forçat dans le pays d’accueil pour envoyer de l’argent à la famille restée au pays pour scolariser les gosses, relever des murs écroulés d'une cour, offrir un toit qui ne fuit pas à ses géniteurs, marier un frère, etc. De plus les récentes tragédies des centaines d’Africains engloutis dans le ventre de l’Atlantique inscrivent cette pièce dans la brûlante actualité.

La mise en scène de Cedrix Brossard réussit le prodige d’utiliser la musique sans nuire au texte. D’ailleurs, celle-ci agit dans la pièce comme le lièvre dans la course de vitesse car elle accompagne le texte, lui insuffle de la puissance quand il parait se traîner et s’éclipse quand il le faut pour le laisser franchir, seul, la ligne d’arrivée. Présente mais jamais envahissante, la musique est à sa place et le spectacle reste théâtral et non une rave party !

Ce spectacle qui se joue des frontières entre musique et théâtre refuse aussi le cloisonnement des spectacles. Il a été joué dans la plupart des espaces culturels de Ouagadougou. C’est un exemple de démocratisation du théâtre que les créateurs de spectacles devraient suivre pour offrir leur création à un large public.




lundi 18 novembre 2013

Le griot dans la cité moderne : un vestige du passé

Le griot a-t-il sa place dans la cité africaine. ? On peut en douter au regard de ce qu’il est devenu dans Ouagadougou, c’est-à-dire un quasi-mendiant qui hante les cabarets et les cérémonies de mariages.

Cette scène-là se passe à Ouagadougou, en ce mois de novembre, dans un jardin public transformé en bar, où les buveurs sont répartis autour des tables sous les paillotes et à l’ombre des arbres; elle est illustrative de la condition du griot dans l’Afrique contemporaine. Dans ce bar passent les vendeurs de vêtements, de portables et de maints autres bibelots qui slaloment entre les clients pour présenter leurs marchandises. C’est là que s’amènent deux griots, un jeune homme en jean et un vieil homme, sur une vieille moto chinoise pétaradante.

Ils descendent et garent la moto sous un arbre. Celle-ci est penchée sur une béquille branlante. Ses rétroviseurs cassés, ses capots éclatés et son phare éborgné lui donnent l’air d’une sauterelle qui serait passée entre les doigts d’un gosse cruel qui lui aurait méthodiquement brisé les antennes, cassé les brisées et fracassé la mandibule. Le vieil homme porte un boubou trop grand pour lui, qui fut blanc mais qui tire maintenant vers le roux avec les éclaboussures de cola, les taches de poussière et les souillures diverses.

On devine que c’est un père et un fils. Le vieil homme a les yeux rouges d’alcool et la démarche mal assurée des grands buveurs. Après un regard qui a balayé le bar comme un périscope, le vieux ramasse son boubou pour le serrer près de son corps, prend une allure digne et raide comme un pieu, et s’avance vers les buveurs. Le jeune garçon le suit. Mais dès qu’il ouvre la bouche pour louanger un homme assis avec trois femmes, celui-ci lui tend rapidement une pièce et lui fait signe de poursuivre son chemin. Il esquisse un sourire forcé qui ouvre ses lèvres sur une grimace. La pièce disparait dans un fente du boubou. On sent qu’il est vexé par l’attitude de l’homme qui lui a tendu la pièce comme on jette un os à un chien pour qu’il arrête d’aboyer.

Il s’en va vers une autre table. Suivi par le jeune griot. Il recommence sa louange et s’époumone dans l’indifférence des buveurs qui continuent à converser sans un regard pour le griot. Voyant qu’il ne tirera rien de ces hommes, le vieil homme se tait brusquement, réajuste son bonnet, remercie et poursuit sa ronde. A chaque table, la même indifférence comme s’il est transparent, invisible.

Il trouvera néanmoins un ou deux hommes qui, touchés par sa misère lui glisseront quelques pièces.
Et pourtant, il fut un temps pas très lointain où le griot avait une fonction capitale dans la société africaine. Chaque griot était attaché à une famille nobiliaire dont il avait à charge de conserver les traces à travers le temps. Les griots étaient les dépositaires de l’histoire de leur société. Enfant, dès qu’il savait parler, son ère lui apprenait à exercer sa mémoire, à retenir les grands récits, les mythes fondateurs, les généalogies des familles, à chanter et à jouer d’un instrument de musique. Dans les cours royales, le griot était à droite du monarque dont il était l’oreille et la bouche. C’est à travers lui que le roi parlait.

Il était le confident des puissants et le gardien des lois. En retour, il était pris en charge par la société. L’histoire a retenu les plus célèbres comme Balla Fasséké qui fut le griot de Soundjata Kéita, le fondateur de l’empire manding. La geste du Roi qui déracina un baobab a été conservée par les descendants du griots à travers les siècles.
Et puis avec la colonisation, ce monde-là a commencé à se désagréger et a fini par s’évanouir comme un rêve. Dans la société nouvelle, le griot n’est plus rien. C’est un importun qui hante les mariages, les débits de boissons pour survivre. C’est pourquoi le vieil griot, nostalgique de cet âge d’or noie son chagrin dans l’alcool avec les maigres pièces que les gens lui jettent.

Quand par un pur hasard, il rencontre dans ce bar un descendant de la famille princière dont sa famille était les griots, il l’interpelle de loin. Comment reconnait-il celui-ci ? Peut-être une ressemblance, un trait de famille ou une intuition. Devant le jeune homme, sa mémoire se réveille, sa langue devient plus alerte, il se redresse, sa poitrine se gonfle d’orgueil. Il énumère la généalogie depuis des siècles, les patronymes se bousculent dans sa bouche, s’épanouissent et éclatent comme un feu d’artifice.

Il dit les hauts faits de guerre des aïeuls, rappelle les batailles gagnées et les grands gestes fondateurs de la tribu. Il s’anime, retrouve de la vigueur, va et vient, gesticule, pointe le doigt sur le prince pour le signaler aux autres, prend le ciel à témoin. Le vieux griot est transfiguré, il est heureux que la providence ait mis ce jeune sur son chemin. Ce qui lui permet de donner la pleine mesure de son talent. Le Prince n’a qu’un billet froissé de mille francs à lui offrir mais le vieil griot n’en a que faire.

Ce n’est pas l’argent qui lui importe. Il a eu une scène pour déployer son talent.
Son fils a été témoin de sa prestation. Devant lui, il lui a montré ce qu’il est capable de faire. Portant il est facile d’imaginer que ce jeune ronge son frein à côté de son père en le conduisant. Il ne sera pas griot. Il connaît bien la misère dans laquelle baigne son papa pour lui emboîter le pas. Il rêve certainement d'un destin de comédien à l'image de Sotigui Kouyaté ou de vedette de la musique comme Mory Kanté.

Le fils et le père sont repartis sur leur moto tonitruante. Le vieux griot derrière est devenu un petit point blanc qui a disparu dans le trafic, emporté dans le tumulte d’une époque qui le condamne à être un pochard et un clochard.

jeudi 7 novembre 2013

Théâtre : Nak-Nak de Sidiki Yougbaré: Les carnets parlés d’une fille de joie

Nak-Nak est un spectacle en mooré écrit et mis en scène par Sidiki Yougbaré et jouée par Eudoxie Gnoula et Abdoulaye Bamogo. Avec cette troisième pièce, Sidiki Yougbaré poursuit sa recherche d’un théâtre contemporain en langue nationale où le Mooré devient un matériau littéraire, travaillé, poétisé. Nak-Nak est un texte truculent qui met en scène une prostituée dont la verdeur du langage secoue bien les convenances.
Dans une maison baignée par la douce lumière des paravents, une femme en ensemble corsage et pagne blanc immaculé, hauts talons, cigarette aux lèvres, s’épanche sur sa vie. Pour cette confession publique, elle a convoqué la presse. Elle se met en scène en réglant les éclairages et transforme ainsi son domicile en un théâtre de confessions. Le spectateur pense qu’elle est une commerçante, ces femmes analphabètes qui, parties de rien réussissent à la force du poignet, se sont hissées au sommet de la hiérarchie sociale. Aussi, interprète-t-il sa rudesse et ses manières désinvoltes comme les résidus de la gaucherie paysanne alliée à la morgue de la nouvelle riche. Ce spectateur met donc le besoin de mettre sa vie en scène et de se confier aux échotiers sur le compte de la mégalomanie ou le désir de partager avec l’opinion publique une révélation d’importance.
Le récit que cette femme débite dessine petit à petit la fresque d’un passé peu rose, celui d’une femme maltraitée par son époux, et sourd de ses paroles la révolte contre le Mâle. A travers le traitement qu’elle inflige à son pauvre majordome, on découvre sa rancœur contre les hommes, contre l’Homme.
Plus les mots sortent, crus, obscènes, plus les digues de la retenue cèdent et plus elle se dévoile.
A la fin, tombe complètement le masque, elle se dévêt, les habits immaculés tombent comme sur le sol comme des peaux mortes d’une mue et surgit un papillon de nuit, en talons aiguilles, moulé dans un pantalon rouge sous un bustier noir qui se dissout dans la nuit. Cette dame est une Putain respectueuse.
Ce texte n’est pas l’apologie de la prostitution mais la photographie d’une réalité. A Ouaga, à la nuit tombée, on a l’impression que chaque lampadaire et chaque arbre abrite une prostituée. Il faut par conséquent admettre sans faux-fuyant que la prostituée est un personnage des cités africaines qui mérite d’entrer dans le théâtre contemporain. Par ailleurs, à côté du personnage du fou, elle est la seconde à pouvoir tenir un discours de vérité sur la société dont elle a dérogé à certaines règles. Aussi, nul besoin de juger cette femme ; si la société a fait d’elle une prostituée, elle a fait du monde un vaste bordel. Et puis, à y réfléchir, est-ce seulement le commerce du corps qui fait la prostituée ? De quel nom appellerait-on qui monnaie sa liberté de penser ou d’agir contre une meilleure situation ?
Eudoxie Gnoula campe avec brio et beaucoup d’énergie cette femme de nuit, exemple de réussite le jour et racoleuse la nuit. La mise en scène est affaiblie par les contraintes matérielles et la logique des festivals qui ont déteint sur le choix artistique. Par exemple l’immense talent d’Eudoxie Gnoula permettait qu’elle occupât seule la scène dans un mono mais pour donner plus de chance à la pièce de voyager, il a fallu convertir le technicien en comédien. A sa décharge, il s’en sort assez bien mais ces va-et-vient entre régie et scène font perdre au spectacle son rythme trépidant.
C’est pourquoi il est légitime de se demander pourquoi les autorités de la culture n’accompagnent pas un tel théâtre qui démontre que nos langues nationales sont capables de générer de grands textes dramatiques.
Plus de cinquante ans après l’accession de notre pays à l’indépendance, un jeune homme, Sidiki Yougbaré montre la voie de ce que doit être un théâtre véritablement burkinabè. A fil des ses créations, il construit un théâtre contemporain en Moore. En s’emparant de cette langue pour lui faire exsuder un rythme, une couleur et une poésie d’un grand pouvoir dramaturgique, il montre que nos langues peuvent rivaliser avec la langue de Molière et de celle de Shakespeare dans la création théâtrale. Malheureusement il se bat seul dans l’indifférence quasi générale. C’est peut-être le destin de celui qui ouvre de nouveaux chemins de montrer la lune tandis que les gens regardent son doigt…Mais il faut faire confiance à l’intelligence des Burkinabè pour comprendre que ce théâtre-là est vraiment le leur et qu’il mérite d’être accompagné.

jeudi 31 octobre 2013

Expo Hors: Pistes Le Design des petits riens


L’Institut Français de Ouagadougou abrite jusqu’au 2 novembre 2013 une expo de design née de la rencontre d’une équipe pluridisciplinaire d’artisans de Ouagadougou et des designers français. Cette rencontre entre le savoir-faire traditionnel africain et les techniques modernes du design a accouché d’objets du quotidien transfigurés.

Hors-pistes est une initiative de deux jeunes designers françaises, Marie Douel et Amandine David, qui ont à l’idée de renouveler la veine créatrice des designers européens en les mettant en contact avec la vitalité et la créativité des artisans du monde entier. Le Burkina Faso est le premier laboratoire de cette initiative. Que l’Occident se tourne vers l’Ailleurs pour se renouveler n’est pas nouveau, les poètes et les peintres français du 19°siècle ont puisé dans l’exotisme oriental, les peintres Nabi dans l’art japonais et les cubistes au 20°siècle ont révolutionné les arts plastiques en s’inspirant de l’Art nègre. Mais avec Hors Pistes, cette démarche est assumée et revendiquée.

Cette rencontre est sous-tendue par une démarche plus soucieuse de l’environnement, une approche écologique qui privilégie le travail sur des matériaux de récupération, les déchets industriels que la rencontre avec l’Occident a engendrés et qui enlaidissent les villes africaines : sacs plastiques s’accrochant aux arbres comme des fleurs vénéneuses, jonchant les rues tels des oiseaux morts.
Pendant 45 jours, les designers français se sont immergés dans l’univers des artisans fondeurs d’aluminium et de bronze, des tisseuses de pagnes et de sacs plastiques, les ont regardés faire surgir des objets à partir de petits riens et avec une technique rudimentaire. De ce dialogue suivi entre l’artisan assis sur un savoir-faire profus et millénaire et les designers est né des objets du quotidien réinventés, plus beaux, aux lignes épurées et plus…inattendus.
Ainsi les tongs appelés « tapettes » au Faso ont été enchâssés les uns dans les autres comme des pièces d’un puzzle et on a une toiture bariolée qui peut mettre de la couleur dans les auvents et les toits. La collaboration entre le maroquinier Ilboudo Ablassé et les récupérateurs de pneus Théodore Nikiéma et Paul Zabré a donné naissance à des chaussures en cuir « Tao Tao » dont les semelles ont été découpées dans les pneumatiques de gros camions.
Même le fameux tabouret en bois qui se trouve dans tous les foyers moyens du pays a été relooké. Grâce au fondeur Emmanuel Ilboudo et au Studio Monsieur, il est en aluminium et ses formes se sont épurées, son allure devenue plus fine, plus solide. Le visiteur est aussi en admiration devant les Argentiques, les plateaux géants en alu dont le fond est incrusté de motifs inspirés de feuilles et de fruits de végétaux. Ces vastes plateaux sont si appropriés pour le repas de grandes familles africaines où tout les commensaux s’assoient autour du plat pour manger à la main, tout en devisant.
En parlant de gastronomie, il est étrange que la première pensée qui vient devant le fauteuil et les abat-jour réalisés avec des coques d’arachides réduites en pâte soit de vouloir mordre dans ces meubles ! La couleur chocolat de ces objets doit susciter cette furieuse envie de déguster du mobilier. Etrange destin que celui de ces objets d’intérieur qui appelle un étrange festin.
Hors pistes est un design qui part de l’existant pour créer des formes épurés dans de matériaux nouveaux. Se pliant à la sagesse de l‘adage africain qui conseille de tisser la nouvelle corde au bout de l’ancienne au lieu de la jeter.

Après avoir fait le tour de l’expo, le visiteur séduit éprouve néanmoins un peu d’amertume. Des designers français sont venus au Burkina, se sont nourris des  savoir-faire locaux mais il se demande si la réciproque aurait été possible. Peu probable que les artisans burkinabè puissent telles des abeilles aller librement butiner les fleurs de l’art parisien pour faire leur miel car la France se replie sur elle, voyant en l’Autre le responsable de tous ses problèmes. Toutefois, les objets créés au Burkina Faso seront exposés en Afrique et en Europe.
Cette riche rencontre a généré des œuvres de belle facture. Il faut espérer que cette expérience ne soit pas pour les artistes burkinabè associés une parenthèse vite refermée mais qu’elle inaugurera une approche nouvelle qui intègre le design dans leur pratique et permette à leurs productions mieux ouvragées de pénétrer le marché mondial.

mercredi 30 octobre 2013

Docu de Gideon Vink: Le Ruudga Parle avec Nouss Nabil


Le Ruudga Parle avec Nouss Nabil

Après les films musicaux sur le légendaire Bembeya Jazz et le destin tragique de Black So Man, l’Association Semfilms s’est intéressé avec le docu Le Ruudga Parle à Nouss Nabil et à l’instrument traditionnel qu’il joue et tente de promouvoir. Ce film réalisé par Gideon Vink met la lumière sur le ruudga sans pour autant en dissiper les ombres et les légendes.


Nouss Nabil, vous vous en souvenez ? Certainement que le grand public des téléspectateurs de la dernière décennie se rappelle ce jeune homme, très grand de taille qui se déhanchait mollement au rythme d’une chanson un peu grivoise sur les bords. Ayant eu son quart d’heure de célébrité comme le prophétisait Andy Warhol, il aurait pu retomber dans l’anonymat comme tous ces chanteurs d’une saison. Mais le jeune homme ayant goûté à l’ivresse de la musique et de la célébrité ne veut plus quitter la scène musicale. Il veut être un vrai musicien et décide d’apprendre à jouer d’un instrument.
Après une courte éclipse, il est revenu épaissie, la barbe poivre et sel, jouant du ruudga, la viole traditionnelle des Moosi.

C’est la reconversion de ce jeune homme, moderne, citadin et bien portant au ruudga que tente de comprendre le film. Le Ruudga Parle est conçu sur le schéma du conte initiatique, avec un héros qui fait son apprentissage à passant d’un maître à un autre, d’un lieu à un autre. Ainsi Gideon Vink accompagne Nouss Nabil de son équipée à travers le Burkina Faso pour comprendre le origines et les mystères de son instrument. La caméra le suit, souvent de dos, à travers ses déplacements pour rencontrer les aînés, la plupart malvoyants. Le ruudga est un instrument qui est attaché aux malvoyants dans le pays mossi et on en fait un accessoire pour mendiant.

A Ouagadougou, il rencontre Denis Sawadogo, un aveugle qui joue dans les débits de boissons et à Bissiga, un petit village de Ouahigouya, Michel Ouédraogo et son frère. Ah ! le vieux Michel, 50 ans de musique. Il a remplacé la calebasse du ruudga par une casserole en alu mais il arrache à son instrument des sonorités extraordinaires et d’une grande pureté. Avec lui, on se rend compte que le ruudga parle car l’instrument semble répéter les mots qu’il chante.

Le documentaire est composé de deux périodes. Une partie solaire qui montre Nous Nabil dans ses pérégrinations à la rencontre des maîtres du ruudga et dans son entreprise de vulgarisation de l’instrument, d’abord à l’Université devant les étudiants de Lettres et ensuite avec des gamins pendant le festival Wedbindé de Kaya.

Et une période crépusculaire et nocturne. Le basculement s’opère par les inserts d’un coucher d’un soleil et l’apparition de la pleine lune. Cette seconde partie s’attache à la part d’ombre du ruudga. Nouss Nabil évoque les pouvoirs de l’instrument. Ce pouvoir est aussi souligné par El Hadj Idrissa Dembélé qui conte une histoire extraordinaire digne des Mille et Une nuit. Pendant qu’il raconte cette histoire extraordinaire, la camera saisit l’effet sur sa famille : zooms sur des regards étonnés, dubitatifs.

Il n’est pas dans notre propos de nier ou d’accréditer cette thèse du ruudga capable de réaliser des choses extraordinaires mais en entourant l’instrument de fantastique, cela peut nuire gravement à sa vulgarisation. Car pour faire entrer le ruudga dans les écoles et dans les orchestres classiques comme le souhaite Nouss Nabil, il faut avant tout en faire un objet profane. En le sacralisant, il rajoute au folklore et participe à son isolement.

Ce film participe à la connaissance de cet instrument de musique traditionnelle. Il se regarde avec plaisir à cause des images bien léchées et parce que la caméra est ouverte à l’imprévu et saisit le mouvement de la vie quotidienne de Bobo Dioulasso. Des visages anonymes, des paysages et des sites connus traversent le film de sorte que Nouss Nabil n’emplit pas l’écran même s’il est le personnage principal. En ne tombant pas dans la célébration d’un artiste, ce docu évite l’écueil de la plupart des films musicaux. Il est disponible en DVD.


mardi 10 septembre 2013

De l’artisanat à l’art : Un défi impossible?


Au Burkina, l’artisanat s’est développé grâce à notre riche patrimoine, mais également par la structuration du domaine avec les centres d’artisanat et particulièrement le SIAO. Pour permettre aux artisans de s’insérer dans le marché de l’art, une réflexion et des initiatives s’élaborent pour introduire l’art dans leur pratique.


Comment passer du statut d’obscur artisan peinant à vivre de son travail à celui plus valorisant et plus monétisé d’artiste ? Quitter l’anonymat de l’atelier pour être Icare à l’assaut du soleil de la reconnaissance ? Précisons toutefois que tous les artistes n’ont pas de beurre dans leurs épinards, toutefois ils sont mieux lotis que les premiers cités. S’il suffisait de perdre cinq lettres en chemin pour que l’artisanat devienne de l’art ou simplement de se débarrasser de sa veste d’artisan pour devenir artiste comme le serpent de sa mue, ce serait chose aisée. Malheureusement, c’est plus compliqué, car au-delà de la qualité des œuvres, c’est notre regard qui instaure un véritable apartheid.

Quelle est la différence entre artiste et artisan ? Pour Pierre Soulage, «l’artiste cherche. Il ignore le chemin qu’il empruntera pour atteindre son but. L’artisan, lui, emprunte des voies qu’il connaît pour aller vers un objet qu’il connaît également.» Ainsi donc, l’artisan serait artiste s’il renonçait au confort de la reproduction et se laissait guider par son imagination et sa puissance créatrice. Il suffit qu’il abandonne une route toute tracée pour prendre des chemins de traverses et le pari est tenu !

Dans la pratique, ce n’est pas si simple, car l’artisanat n’est pas la simple répétition de gestes et de techniques hérités du passé, il y a aussi création, renouvellement. D’une année à une autre, de nouveaux objets apparaissent, les formes se modifient, se renouvellent. Ce qui montre que la frontière entre art et artisanat est assez fuyante.

Que dire alors d’un peintre ou d’un sculpteur qui travaillerait le même sujet toute sa vie ? Est-il un artisan ? Et là, c’est peut-être Michel Foucault qui détient la réponse. Évoquant le fameux tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe, il fait une différence entre la ressemblance et la similitude en précisant que «la ressemblance a un ‘patron’ : élément original qui ordonne et hiérarchise à partir de soi toutes copies de plus en plus affaiblies qu’on peut en prendre. Ressembler suppose une référence première qui prescrit et classe. Le similaire se développe en séries qui n’ont ni commencement ni fin, qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, qui n’obéissent à aucune hiérarchie, mais se propagent de petites différences en petites différences». Mais à l’analyse, la ressemblance procéderait plus de la reproduction mécanique et industrielle que du travail manuel de l’artisan.

Ceux qui ont été séduits par la conception romantique de l’artiste qui serait l’élu des Muses et qui créerait sous une inspiration irrépressible trouveront aisément la différence entre l’artiste et l’artisan. On devient artisan mais on naît artiste, car c’est un don. Sans nier l’inspiration, il faut cependant noter que sans la technique, sans un savoir sur l’histoire de l’art, sans un environnement favorable à l’art, il n’y a point d’artiste. Combien de petits Mozart ne rencontreront jamais le piano et le solfège et leurs doigts, malgré leur agilité et leur vélocité, ne se poseront jamais sur un clavier ? On peut toutefois l’être et le devenir si l’on pense à l’aphorisme de Nietzsche : «Deviens ce que tu es.»

D’ailleurs, dans le monde des artisans, surtout des artisans de caste tels les bronziers et les forgerons qui ont emmagasiné des savoir-faire millénaires sur le fer ou le bronze, il y a beaucoup d’artistes de talent.

La vraie différence entre artisan et artiste se trouve dans le regard et la ligne Maginot que les instances de consécration (les ministères des Arts, les galeries, les prix, la presse et les critiques d’art) dressent entre les deux. Il suffit de changer de paradigme pour glisser de l’artisan à l’artiste. Il faut simplement que l’objet soit inséparable de son créateur, qu’on y voie la marque d’un individu, qu’on lise une signature et on y découvre une originalité.

C’est de la sorte que l’artiste peut passer de la fonction de créateur au métier d’artiste. Quand une œuvre artisanale cesse d’être anonyme et qu’elle est indissociable d’un individu, elle devient de facto une œuvre d’artiste. Reste le problème de la qualité, de l’originalité et de sa réception.

lundi 26 août 2013

Le secret des sorciers noirs de Vincent Ouattara:Dim Dolobsom est-il un écrivain ?


Vincent Ouattara, à travers cet essai intitulé Les Secrets des sorciers noirs publié aux Editions Publibook, explore une question fort polémique dans la théorie littéraire, celle de savoir quel écrit appartient à la littérature et quel auteur mérite d’être appelé écrivain. Les Secret des sorciers noirs de Dim Dolobsom qui fut le premier ouvrage publié par un Burkinabè et qui divise le monde des lettres sert d’objet d’étude.


Aux adeptes de magie noire qui se rueront sur ce livre, grande sera la déception car malgré son titre équivoque, Les Secrets des sorciers noirs, et les masques qui figurent sur la couverture, ils n’y trouveront nulle recette de poison mortel, de philtre d’amour ou de gris-gris pouvant infléchir le destin. Ce titre ne manquerait pas non plus d’intriguer les littérateurs surtout suivi qu’il est du nom de Vincent Ouattara, eux qui savent que le titre est déjà pris par Dim Dolobsom. Qu’ils se rassurent, il n’y a rien d’anormal à ce fait, les essais critiques ont tendance à reprendre le titre de leur objet, ce qui n’est pas, concédons-le, très original.
Cette publication vient à point pour vider une vieille querelle qui divise le monde des Lettres du Burkina en deux camps aussi irréductibles : les Nazistes pour ne pas dire Pro-Nazi, un terme bien honni qui ajouterait à la confusion, et les Dimistes. Qui de Nazi Boni ou de Dim Dolobsom est le premier écrivain du pays et le père de la littérature burkinabè? Même si la querelle est à la littérature ce qu’est l’humus est à la plante, c’est-à-dire son aliment, il faut dire que cette polémique est à fleurets mouchetés et elle n’a jamais été à travers un ouvrage ou un colloque. D’où l’importance de l’essai de Vincent Ouattara qui aborde la question avec des outils nouveaux de critique littéraire. De prime abord, on pourrait dire que le débat n’a pas lieu d’être du moment que Dim Dolobsom a publié en 1934 un ouvrage d’ethnographie qui de par la nature de son objet qui est l’étude de l’art divinatoire chez les Mossé, se veut un ouvrage scientifique et Nazi Boni a publié une fiction sur le peuple bwa à l’aube de la pénétration coloniale, Le Crépuscules des temps anciens en 1962. Même si la même intention de mieux faire connaître leur société habite l’un et l’autre, la démarche ethnologique qui se veut tout objective du premier et le choix de la fiction du second fait qu’une conception traditionnelle de la littérature dénie au premier le nom d’écrivain. D’autres conceptions mettent tous ces écrits dans la même escarcelle. L’essai de Vincent Ouattara fait dans la nuance, rien n’est tout blanc ni tout gris et il y aurait même mille nuances de gris, la littéralité étant affaire de définitions et pouvant se nicher dans des textes qui se veulent objectifs comme dans les sciences humaines.
La succincte et lumineuse préface d’Yves Dakuyo fait remonter la cause de cette confusion des genres à l’époque coloniale où du fait du faible nombre d’œuvres burkinabé édités, on les classait ainsi les ouvrages de Ki-Zerbo (historien), Nazi Boni (romancier) Salfo Balima (historiographe). « A cette époque, rappelle-t-il, était « littéraire » tout écrit en langue française et était « écrivain » tout auteur de tel texte ». Par ailleurs, il souligne l’importance de cet essai dont la démarche interdisciplinaire est novatrice dans la critique littéraire.
L’essai de Vincent Ouattara est divisé en deux grandes parties. La première partie, théorique, rappelle les différentes théories littéraires et puise à diverses sources, ethnologique, philosophique, sociologique pour élaborer son échafaudage théorique pluridisciplinaire. On sent que l’auteur n’a pas rédigé son ouvrage en pantoufles, ne s’est pas contenté de caresser la reliure des beaux livres mais les a lus avec application et s’est approprié toute l’érudition sur le sujet, de sorte que dans cette partie défilent les théories littéraires et de sciences humaines. On croise du beau linge dans cette partie : Sartre, Barthes,
Bakhtine, Balandier, Sandwidi H, Sanou Salaka, Darcy Ribeiro, Irish Murdoch, etc. Des Européens, des Américains, et des Africains. C’est un salon littéraire idéal où l’auteur aurait convié toutes les éminences de la critique littéraire pour qu’ils dialoguent, se contredisent, se complètent, s’éclairent les uns les autres et éclairent surtout le lecteur, qui en sort fort instruit des questions de critique littéraire.
Dans la seconde partie, l’auteur met l’ouvrage de Dim Dolobsom sur la table de dissection et l’analyse à l’aide de ces outils théoriques. A travers plusieurs entrées, la narratologie, les temps et ordre du récit, la fiction, l’utilisation des adjectifs et des adverbes, il montre grâce à ces entrées colligées que l’ouvrage de Dim manifeste une certaine ambition de bien dire à travers l’organisation de la narration, le recours à une stratégie d’intéressement du lecteur à travers la fiction, et par l’utilisation de chants, de proverbes, de contes qui sont des genres de la littérature orale. L’originalité de cet ouvrage, au-delà du regard d’encyclope de son auteur, se trouve dans l’invitation de la littérature orale dans la question de la littéralité, dépassant ainsi le clivage entre scripturaire et oralité dans la saisie de la littéralité. Ce livre fait bouger les lignes de démarcation entre écrit et oral, entre fiction romanesque et récit ethnographique ou de voyage. On se gardera de révéler les conclusions de l’auteur.
Il faut en outre saluer l’option de l’auteur de donner un résumé de tous les chapitres de l’ouvrage de Dim Dolobsom, parce que cet ouvrage, la première publication de pays, reste introuvable même à la Bibliothèque universitaire de Ouagadougou. A notre connaissance, malgré le combat de Pacéré Titinga pour faire connaître cet ouvrage, il n’en existe qu’un exemplaire, bien amoché du reste, qui peut être consulté à la bibliothèque des Archives Nationales. Un autre était disponible au Fonds burkinabè de l’Institut français mais celui-ci a été fermé. Gageons que cet essai amènera les bibliothécaires et des libraires sur l’œuvre fondatrice des lettres burkinabé.
Cet essai qui explicite les différentes théories et approches du texte littéraire et des écrits des sciences humaines est incontournable pour les élèves, étudiants de lettres et tous ceux qui s’intéressent à la chose littéraire. La langue adoptée par Vincent Ouattara, claire et accessible, évite le jargon du spécialiste et lorsqu’un concept ne peut être remplacé par un mot plus courant, il est explicité dans le texte. Ce qui en fait un essai à la portée de tous.
Toutefois, cet essai, malgré la rigueur de sa démarche et la sûreté de son appareil critique, pourrait difficilement mettre un terme à la polémique sur le premier écrivain de notre littérature tant cette querelle excède le domaine de la littérature et cache des enjeux géopolitiques et régionalistes. Qu’il tarisse la polémique ou la relance, le livre de Vincent Ouattara contribuera, à n’en pas douter, à renouveler les approches dans les études sur les littératures africaine.
Saïdou Alcény BARRY

dimanche 21 juillet 2013

La chute de la maison cinéma au Faso


Au Burkina Faso, pendant la période révolutionnaire, il y a eu une effervescence culturelle à laquelle n’a pas échappé le cinéma. Outre le fait de donner une dimension mondiale au Fespaco en y conviant communautés de la diaspora d’Amérique et des Caraïbes, la révolution de Thomas Sankara a ouvert des salles de cinéma un peu partout sur le territoire burkinabé. Mais ces salles ferment les unes après les autres. quel avenir pour un cinéma qui n’a pas de salle pour être vu ?
Comme touchées par une terrible épidémie, les salles de ciné meurent les unes après les autres. Le ciné Guimbi de Bobo Dioulasso est en ruine, les salles de Kadiogo et du Oubri sont devenues des magasins de tissus, le cinéma Yadega tombe en ruine et prend l’allure d’une demeure hantée. Et la salle de Zorgho est à l’abandon
Si vous séjournez à Zorgho et que le hasard de la déambulation porte vos pas devant la salle de ciné, vous la verrez, derrière le marché, hautaine, imposante au milieu des hangars et des petites maisons en banco. Mais face à la concurrence des vidéoclubs et au désengagement de l’Etat dans la gestion des salles, beaucoup d’entre elles ont fermé. La salle de Zorgho en fait partie. Aujourd’hui ce ciné qui fut le cœur de la vie culturelle est devenu un bâtiment à l’abandon. C’est une grande bâtisse à angles carrés avec des colonnades droites, d’un blanc délavé avec des lisérés de vert. Elle ressemble à un bâtiment naval échoué sur un banc de sable après que l’eau se soit retirée.
Il y a quelques années, c’était là que battait le cœur de la ville. Tout ce que Zorgho et ses environnants comptait de valides s’y retrouvait. Maintenant, c’est une ruine pleine de lézardes et de rouille que les hommes ont désertée. Les margouillats, les lézards et les chauves-souris occupent les lieux et courent sur les murs. Quelques chèvres faméliques broutent la petite herbe qui envahit les abords.
A la belle époque, quand la Sonacib gérait la salle, il y avait deux films à l’affiche chaque soir et le bouche-à-oreille était aussi véloce que le téléphone portable actuel et la réputation d’un film embrasait les villages comme un feu d’harmattan et rameutait les jeunes gens qui descendaient à Zorgho pour voir un tel film.
Cette salle était comme un navire à quai entendant de faire le plein de voyageurs avant de prendre le large. Ainsi on coupait son ticket et on passait la porte avec l’impression de payer une croisière autour du monde en quelques heures. On allait en chine avec les films de Shaolin, de Bruce Lee ou Jackie Chan dansant son jeu de jambes endiablé et ses atemis meurtriers, ou en Inde avec les danseuses du ventre de Bollywood, et dans la fournaise de New York avec les films policiers d’Hollywood. On en ressortait groggy, ivre d’ailleurs et d’héroïsme.
Cette salle était une corne d’abondance pour ses riverains. Une vie économique s’organisait autour du cinéma. Les vendeurs d’eau, de fruits, de tabac et de café pullulaient. Et les badauds, l’œil aux aguets, se tenaient autour de la salle comme une ceinture humaine.
Et puis, un beau jour, l’appareil de projection a rendu l’âme après une vie bien remplie. On s’est ramené le rétroprojecteur posé sur un haut tabouret. Las, c’était du sous- cinéma, ces images aux bordures floutées qui dansaient sur un plein petit écran. Cela annonçait la chute de la maison cinéma. Ensuite la programmation est devenue plus aléatoire et puis tout s’est arrêté.
La nature ayant horreur du vide le cinéma s’est déplacé dans les petites cours aux alentours du marché, dans les vidéos clubs. Sur des bancs de fortune, sous des hangars branlant dont les poteaux de bois tanguent sous le vent, les Zorgolais s’enivrent d’images. Passé des images grandeur nature du grand écran au l’écran nain de la télévision, les gens savent que c’est déchoir.
Dans les vidéoclubs, les haut-parleurs disséminés aux quatre coins de la cour crachent des décibels pour aguicher le spectateur. Et ça marche. Des deux côté de la route nationale, des foules rentrent et sortent des cours aménagées avec des hangars pour suivre un film, un match de la Champion’s League, un match de catch ou une série nigériane. C’est un zapping d’enfer orchestré par un programmateur fou.
Le cinéma crée de l’addiction. Dès qu’on en a goûté, on ne peut plus s’en passer. Et les gens de la capitale du Ganzourgou se souviennent du bon cinéma d’antan et s’abrutissent d’images vidéo de mauvaise qualité.
Il serait bien que les communes réhabilitent les salles de cinéma en déshérence pour en faire des espaces culturels où cinéma et théâtre pourront cohabiter. Et la commune de Zorgho pourrait être pionnière en redonnant vie à sa salle de ciné.
Saïdou Alcény BARRY

jeudi 20 juin 2013

Lettre à une dame outragée

C’est une vieille dame qui réside à côté du Musée national. Une nuit, des jeunes gens en colère s’en sont pris à elle. Avec une violence inouïe. Et personne ne s’est ému.
J’ai pris sur moi de vous écrire pour dire ma révolte face au sort que de jeunes malappris de la capitale vous ont fait subir.
Je ne connais pas votre nom, mais je vous appellerai bien Yaaba car c’est ainsi que personnes âgées sont affectueusement nommées ici. Depuis 2007, je vous ai toujours vue à côté du jardin en face du Musée national. Au début, j’ai cru que vous faisiez la mendiante comme la plupart des vieilles femmes qui sont aux feux tricolores mais j’ai vite compris que vous n’étiez pas de cette engeance. Vous aviez un port si altier, une constante dignité dans le maintien qui laissent deviner que vous êtes d’une noble extraction. Me soit souvent demandé de quel royaume vous étiez la princesse ? Le collier de perles et les bracelets aux manches font penser au Zoulous. Vos yeux bridés ajoutent à votre mystère. Etes-vous issue d’un métissage entre l’Afrique australe et l’Asie mineure. Loin de tendre la sébile, vous offrez plutôt un regard bienveillant et maternel aux Ouagalais qui marquent un arrêt lorsque le feu est au rouge.
J’ai constaté que le temps n’avait aucune prise sur vous. Depuis que vous avez pris place à proximité de l’Hôpital pédiatrique, vous avez conservé le même teint et le même visage lisse. Votre coiffure est restée intact, elle ne s’est jamais effilochée. Les rayons du zénith vous faisaient étinceler comme si vous étiez parée d’or et la lumière du l’aube vous donnait un teint vif d’argent en fusion. Même la fine poussière de Oauga qui transforme les visages en masques de latérite vous glissait dessus comme de l’eau sur une plume d’oie. Votre petite taille a toujours intriguée mais on m’a souvent dit que les personnes de petite taille résistaient mieux aux outrages des années.
Et voilà que depuis cette nuit maudite, vous avez perdu votre éclat. Du cambouis a noirci votre visage. Le regard s’est voilé et même une grande lassitude semble peser sur vos épaules.
Mais pourquoi ces jeunes hommes qui vous connaissent s’en sont pris à votre intégrité physique. Votre grand âge ne les a même pas intimités. On a dit qu’ils étaient en colère contre les autorités de la cité. Légitime est peut-être leur colère mais inexcusable est cette explosion de violence sans discernement. Qu’avez-vous à y voir dans les affaires de la cité? Ils ont, semble-t-il, commencé par brûler des pneus sur le boulevard et ériger des barricades sur le boulevard. Ensuite ils s’en sont pris à vous.
Mon cœur saigne quand je pense à ce qu’ils vous ont fait subir. Ils vous ont d’abord enfumé les yeux et la gorge avec l’incendie des pneus avant de vous passer des pneus autour du cou, de vous arroser d’essence et de craquer…une allumette. Ils pensaient vous transformer en torche humaine qui se mettrait à courir en tous sens avant de s’effondrer, réduit à un petit tas de cendre. Mais vous êtes plus forte qu’eux. Vous êtes restée debout. Admirable résistance. Mais ce visage qui brillait sous les rayons du soleil comme si vous étiez revêtue d’or et luisait tranquillement sous la clarté de la lune la nuit, ce beau visage est devenu tout noir de suie. Votre regard s’est voilé de noir et vos habits sont tous sales. Honte à eux !
Est-ce votre calme regard qui les irritait ? Est-ce votre immobilité au milieu de leur fébrilité ? Pauvre jeunesse qui ne sait que la désapprobation peut être mutisme, qui ignore que la douleur est silence et ne s’épanche pas bruyamment.
Mais je m’offusque aussi contre tous les Ouagalais qui, depuis cette terrible nuit, vous regardent et ne font rien. Vous vous dites que le monde a bien changé. Que les Ouagalais sont devenus bien indifférents. Vous avez raison. Aucun n’a osé s’interposer pour vous protéger des vandales et après l’outrage, aucun n’a daigné s’arrêter et vous tendre sa serviette pour vous essuyer votre visage. Seul le ciel a été compatissant, il a ouvert ses vannes pour vous offrir une toilette mais cela n’a pas suffi à vous rendre votre éclat.
A ces jeunes qui vous ont malmenée, je leur souhaite de vivre vieux et de subir l’outrage des jeunes impertinent. Ils comprendraient à rebours votre grande peine. Malheureusement ils ne seront jamais à votre place. Vous êtes d’airain. Eux, sont d’anonymes pyromanes. A ceux qui jugeront ma colère exagérée parce qu’il y a tant d’autres problèmes plus graves, je leur rétorquerai que ce n’est pas parce que vous êtes de chair et de sang que vous n’êtes pas importante. Vous êtes une sculpture . Une œuvre d’art. Et s’attaquer à une statue est lâche car elle ne peut se défendre.
Si nous nous sommes permis de vous adresser cette lettre, c’est pour vous assurer que tout le monde n’est pas indifférent à Ouaga. Et aussi pour dire aux indifférents que lorsque l’on s’en prend au patrimoine artistique, cela annonce souvent des lendemains qui déchantent.

samedi 18 mai 2013

La flûte enchantée de Korka



Pour une fois, votre rubrique délaisse les arts urbains et modernes et les artistes de la cité pour s’intéresser à un art bucolique et communautaire, la fête du soir au village. Elle est allée à la rencontre d’un orchestre traditionnel peul avec un jeune flûtiste très doué qui subjugue hommes et bêtes.
Bloqué par une panne de véhicule et dans l’attente d'un mécanicien, nous avons passé la nuit dans un hameau d’élevage entre Yala et Léo. A notre arrivée, le crépuscule était déjà tombé sur le hameau. Ce soir-là, il y avait une fête avec un orchestre traditionnel.


L’espace réservé à la fête est une petite arène où sont disposées des nattes sur lesquelles les femmes en toilette des grands jours et les enfants sont assis en désordre. Du côté opposé, des hommes arrêtés, d’autres accroupis. Entre les deux groupes, la troupe de musiciens, composée d’un joueur de guitare peule, d’un batteur de calebasses, d’un jeune flûtiste et d’un couple de chanteurs : un vieil homme et une jeune fille. Tout ce monde, on le devine plus qu’on ne le voit à cause de la pénombre du soir. Seuls les faisceaux des torches électriques zèbrent la nuit.

La fête commence avec le joueur de flûte. Il déroule quatre ou cinq notes, les étire longuement, mais ne réussit pas à les relier en mélodie. Le joueur doit être un débutant parce que les sons sortent désordonnés, incertains et comme écorchés. Il y a quelque chose de pénible à l’écouter, car les notes les plus hautes s’interrompent brutalement ou vibrent anormalement comme si la flûte est ébréchée. On nous apprend que ce joueur, Korka qu'il se nomme, a un bec de lièvre, mais on nous assure que Dieu, dans sa libéralité, lui a donné un tel talent qu’il n’ y a, dans tout le pays, un flûtiste de sa trempe. Étrange talent qui ne peut simplement relier des notes, pensai-je.

Le joueur de calebasse, un colosse, est déchaîné et sous la furie de ses paumes et de ses coudes naît un rythme mat et cadencé qui saisit l’assistance et amène les têtes à dodeliner et les pieds à battre la mesure. Et s’en mêle la guitare que le joueur a posée entre ses jambes comme un bébé ; elle libère de multiples notes aiguës, qui s’enguirlandent en un bouquet mélodieux. Quelquefois, une note reste longtemps suspendue dans l’air, semblable à la vibration d’une corde trop tendue. Le vieil homme chante dans une gamme basse et la jeune fille coiffe ses finales d’une voix aiguë et le chant nous parvient enrobé à la pointe par la fine voix féminine. L’ambiance conquiert peu à peu toute l’assemblée.
Timidement de jeunes filles s’avancent au centre de l’arène et esquissent quelques pas de danse. D’abord, elles se balancent avec mollesse, le buste se penche en avant, le corps s’allonge et la tête dodeline à gauche et à droite. Elles dansent avec grâce et légèreté, leurs pieds effleurant à peine le sol. La faible lumière accroche les grosses boucles en or qui pendent à leurs oreilles et les colliers d’or ou d’argent qui descendent en cascades sur les poitrines. Et des reflets de lumière sur les bijoux papillotent autour d’elles. Ensuite, la cadence s’accélère et elles se trémoussent plus vivement, croisent les avant-bras et font s’entrechoquer les lourds bracelets d’argent qu’elles ont aux poignets. C’est à ce moment-là que les hommes entrent en scène. Ils se tiennent sur une jambe et ensuite sur l’autre, secouent vigoureusement la tête avant de pivoter en une rotation complète, les pans des boubous flottant autour d’eux comme des ailes d’ange. Mais jamais, il n’y a contact entre les jeunes hommes et les jeunes filles, dont les parfums capiteux flottent dans l’air. Les chansons célèbrent la femme, la mère, l’épouse et l’amante. Le vieux chante les noms des grandes beautés de son époque : celles qui avaient le nez droit, le cou gracile, la taille fine, le teint lumineux, la chevelure longue et le propos mesuré.
Quelques meuglements de taureaux se mêlent à la musique. L’assemblée fait la causette tout en suivant ou en participant au spectacle. Et soudain des phares de motos trouent l’opacité de la nuit et leurs vrombissements de tonnerre couvrent la musique. Ce sont de jeunes bergers des campements environnants qui s’invitent à la fête. Ils s’en vont déposer de gros magnétophones devant les musiciens pour enregistrer leur prestation. Et ils se mettent à distribuer des billets de banque aux musiciens. Devant la pluie de billets, le vieux chanteur retrouve de la vigueur, se lance dans un panégyrique généalogique et les patronymes fleurissent dans sa chanson : il déroule la lignée des Bollarbé, Diallobé, Foynanké et leurs hauts faits…
Et voilà que le flûtiste que j’avais oublié revient dans la danse. Les notes de sa flûte s’imposent et couvrent tous les bruits. Il pointe son instrument vers le sol comme pour en tirer les notes et le pointe vers le ciel pour les libérer. Les yeux mi-clos, il joue une série de notes rapidement, puis il étire paresseusement trois autres notes avant de reprendre quelques autres très rapidement et de les projeter puissamment dans la nuit. Ces notes sont si hautes qu’il semble vouloir les lancer contre la voûte céleste ; ce qui oblige les spectateurs à lever la tête au ciel d’instinct pour suivre ces notes à l’assaut du ciel. Il est méconnaissable. Totalement transfiguré. Difficile d’admettre, en effet, que le maladroit flûtiste du début et ce grand maître de la flûte ne sont qu’une seule et même personne. Les spectateurs, l’ouie tendue et silencieux, sont comme envoûtés par le joueur de flûte. Par moments, ils crient à l’unisson les deux syllabes de son nom : Kor-ka. Et puis, le jeune homme baisse peu à peu la hauteur de ses notes et cède en douceur la place à la voix du vieux chanteur, qui s’épanouit comme un parasol géant que l’on ouvre.

Maintenant celui-ci chante le troupeau, il parle de la beauté de leur robe et de leur puissance. Ce sont des hymnes à la vache mythique ou au taureau le plus beau du troupeau. C’est un répertoire de poèmes pastoraux, des «jimmoji na’i», que les bergers peaufinent au cours de leur errance, dans la solitude des pâturages. On cite les noms des taureaux - Nora, Saye, Bounejo ([1]) - et chaque énumération crée un charivari dans l’assemblée.
Une fois de plus, le flûtiste s’est avancé au milieu de l’arène, les jeune filles l’entourent en battant des mains ; tous les spectateurs regardent fixement un point au-delà de l’arène. Korka joue des notes longues par série de trois, les spectateurs s’agitent, tendent des bras dans l’obscurité. Et soudain, ils se mettent tous à applaudir. Un troupeau de bœufs a surgi à quelque distance, au point de mire de tous les regards. Il semble que Korka vient de rassembler son troupeau en jouant de son instrument. C’est l’apothéose. Tout le monde est debout autour de l’adolescent à la flûte. Il est là, grimaçant un sourire, l’œil torve, la flûte serrée contre son cœur.
La nuit commence à blanchir. On sent que l’aube est proche. Les spectateurs se dispersent peu à peu et nous nous décidons à rejoindre la case de notre hôte. Des voix d’hommes et des rires étouffés de jeunes filles sortent des fourrés. Ainsi la mixité s’opère loin des regards…

Le lendemain, la voiture réparée, nous continuâmes notre route. Quand je mis la cassette de la soirée que m’avait remise un jeune berger dans l’autoradio, il n’en sortit qu’un bruit semblable au murmure du vent d’harmattan.
De cette soirée il ne me reste que le souvenir. Même le hameau n’existe plus, m’a-t-on dit. Ces hommes du voyage ont conduit leurs troupeaux vers le Ghana en quête de pâturages plus verts. Avec Korka, le joueur de flûte, en tête de marche, j’imagine.

[1] Nora : robe blanche au flanc noir ; Saye : robe fauve ; bounejo : robe grise

mercredi 1 mai 2013

Expo Photo Les portraits voltaïques de Sory Sanlè



« L‘âge d’or de la photographie voltaïque » est une exposition des photographies en noir et blanc d’Ibrahim Dory Sanlè qui se tient à l’Institut Français de Ouagadougou du 19 avril au 18 mai 2013. Des photographie qui font revivre la jeunesse de Bobo Dioulasso des années 60-80. C’est un voyage à rebrousse-temps dans l’effervescence des indépendances.

Ces photos de Sory Sanlè, qui courent sur une vingtaine d’années-des Indépendance en 1960 jusqu’aux années 80-déroulent un grand pan de l’histoire de Bobo Dioulasso, la capitale économique du Burkina. Et elles exhalent un capiteux parfum de nostalgie et ressuscitent un passé définitivement englouti.
Ah ! L’âge d’or de la photographie avec les studios photo est derrière nous. Le coup de grâce a été l’apparition du Polaroïd qui a mis la photo à la portée de toutes les mains. Les studios photo ont longtemps été des chambres où les petites classes africaines venaient construire une image rêvée et valorisante d’eux-mêmes. Derrière un papier peint représentant une mégalopole ou un monument célèbre, tenant en mains les biens de consommations qui constituaient le must de l’époque comme un avion avec la passerelle déployée, le combiné du téléphone, un pot de fleurs synthétique ou une carabine à air comprimé, de jeunes hommes et filles se posaient, mettant à travers ces artefacts leur rêves d’Occident ou de la société de consommation en scène. Le studio fut aussi l’antre où on déposait l’empreinte de sa vie. Face au temps qui fuit, à la mémoire qui s’efface et à la disparition certaine des êtres et des choses, la photographie devient le moyen de conserver le souvenir en figeant l’instant dans l’éternité et en le sauvant de l’oubli.
A Bobo Dioulasso, Sory Sanlè fut l’un des photographes qui a saisi ces instants et ses photos sont des chroniques d’une époque, celle de Bobo Dioulasso au bon temps des indépendances. Les clichés de Sory Sanlè sont une machine à remonter le temps. On se retrouve dans l’euphorie des indépendances avec les bals où des orchestres reprennent les tubes africains et du monde. Des couples pris dans le rythme des sonorités s’oublient dans la danse et s’inscrivent comme des arabesques virevoltantes dans la photo. D’autres posent en studio, seul ou à deux, immobile ou esquissant un mouvement comme pour mettre de la vie dans cette image qu’ils savent fixe. Ces photos de Sanlè donnent l’air du temps et comme disait Robert Doisneau, elles sont des « constats d’huissier » En effet, on y découvre les modes de l’époque : des pantalons en bas d’eph, les coiffures afro et les poses qui évoquent les stars de la Blackexploitation ou les Boy’s band de la pop anglaise tels les Beatles ou les Rolling stone.

Si la plupart des photos oscillent entre la pose pleine de malice ou de serieux , on y découvre aussi des pépite complètement loufoque comme cet homme en souliers et chaussettes mais dans une tenue d’Adam, une culotte Kangourou blanche cachant ce qu’une feuille dissimulait chez le premier des humains !Qui est-ce ? Sans être un Sherlock Holmes, on peut conjecturer que c’est un soldat car à l’époque, seule l’intendance militaire disposait de ses types de culottes. Pourquoi cette tenue ? Notre soldat voulait-il faire admirer son corps d’éphèbe par une amoureuse laissée au village? Ou était-il si fier de son caleçon immaculé qu’il a voulu laisser l’empreinte à la postérité.
Les photos de Sory Sanlè sont belles. Très belles. Elles font penser à celles d’un autre photographe, le Malien Malick Sidibé. Le visiteur de l’expo se demandera pourquoi ces deux artistes qui sont d’une même époque et qui procèdent d’une même démarche ont-ils connu des fortunes diverses. Le Malien est connu dans le monde entier et ces œuvres sont très cotées tandis que le Burkinabè est peu connu. Les voies de la reconnaissance sont impénétrables. Mais les Rencontres africaines de la photographie se tenant à Bamako, si Sory Sanlè vivait et exerçait dans la capitale malienne, pas de doute que son travail aurait eu un écho plus grand. Comme quoi, il y a une géopolitique de l’art et il vaut mieux être danseur contemporain à Ouaga qu’imagier de talent. Connu ou pas, Sory Sanlè mérite que l’on s’attarde sur son expo pour voir ses photographies d’un monde révolu…

lundi 22 avril 2013

Les documentaires de la liberté



Le Burkina Faso est connu pour le Fepaco et pour ses séries télés mais beaucoup moins pour son cinéma documentaire. Pourtant, le documentaire est en passe de devenir le premier genre. L’association Semfilms s’est spécialisée dans le documentaire sur les droits humains. Elle s’impose dans le paysage cinématographique africain comme un laboratoire du cinéma de la liberté.
Un désir de cinéma du réel


Au Burkina Faso, plusieurs faits ont concouru au développement du cinéma documentaire. A partir des années 2000, le cinéma de fiction va connaître des difficultés à cause de la raréfaction des aides à la production. A la même période on assiste à l’émergence d’une société civile et d’une conscience citoyenne consécutive à la déception qui a suivi l’euphorie qui a accompagné l’avènement du multipartisme et de la démocratie dans les années 90. Aussi les jeunes réalisateurs se tournent-ils vers le cinéma du réel qui rend mieux compte de leur engagement et qui participe plus directement à interroger le quotidien. Le développement du numérique en minorant le coût de production de ces festivals va aussi servir l’inclination des jeunes cinéastes pour le documentaire.
Pourtant si le cinéma documentaire est plus facile à produire, il est rapidement confronté à des problèmes de diffusion du fait des sujets sensibles auxquels il s’intéresse : les dérives politiques, les scandales économiques, les tares sociales. Ce sont les problèmes de diffusion qui poussent les réalisateurs Abdoulaye Menès Diallo, Luc Damiba et Gideon Vink à créer l’association Semfilms avec le réalisateur Gideon Vink pour aider à la production et à la diffusion des films documentaires qui peuvent n’être ni commercialement rentablement ni « politiquement correcte » pour l’establishment. Ainsi, en 2003, Abdoulaye Menès Diallo, Luc Damiba réalisent Borry Bana ou le destin fatal de Norbert Zongo, un documentaire de 57 minutes sur l’assassinat du reporter et directeur de publication de l’Indépendant, Norbert Zongo. A sa sortie le film qui est un brûlot dérange au Burkina. Ce crime a suscité une vague d’indignation populaire qui a failli emporter le régime de Blaise Compaoré. Le film est naturellement refusé par les circuits traditionnels de distribution que sont les salles de cinéma et les télévisions. Même les supports DVD ne trouvèrent pas preneurs car les revendeurs avaient peur d’exposer le film dans leurs magasins ! Devant l’impossibilité de faire voir leur œuvre dans leur pays, Semfilms naît dans le but d’aider à la réalisation et à la diffusion de ce cinéma documentaire qui n’est pas à l’abri du boycott des pouvoirs publics et des circuits habituels de diffusion.
On peut dire que le pari est gagné car en dix ans, cette structure à but non lucratif a produit plus d’une quinzaine de films qui abordent des sujets brûlants, qui s’intéressent aux figures politiques dont le discours contestataire peine à se déployer dans l’espace public et qui met au grand jour les petites gens en butte aux injustices sociale et politique.

Une thématique sociale et politique
Ces films développent une thématique variée. On a des films éminemment politiques comme Borry Bana et Sur les traces du Lion (2012) du réalisateur Dimanche Ouédraogo. Ce docu suit le capitaine Boukary Kaboré, le seul officier de l’armée burkinabè et compagnon de Thomas Sankara à s’être opposé au putsch du 15 octobre 1987 qui a vu l’assassinat du capitaine Thomas Sankara et la prise du pouvoir par Blaise Compaoré. Face à la version officielle de la fin de la Révolution d’Août, ce film propose celle d’un opposant politique qui fut un acteur privilégié de cette époque. Comme pour dire qu’il faut adjoindre à la version du chasseur celle du lion si l’on veut connaître la vérité sur les histoires de chasse. La Guerre des terres d’Aziz Nikiéma pose le problème du foncier qui, s’il n’est pris à bras le corps par les politiques, peut être une vraie bombe sociale dans le futur. Face au trafic des lotissements dans les villes orchestré par des spéculateurs en collusion avec l’administration et à l’expropriation des paysans de leurs terres par les agro-businessmen, le film attire l’attention sur la spoliation des paysans qui peut accoucher d’une jacquerie dans le futur.
En plus des films sur les figures historiques (Boukary Kaboré, Norbert Zongo, Thomas Sankara, etc.) qui proposent des repères à la jeunesse africaine, le documentaire s’intéresse aussi aux petites gens qui certes ne font pas l’Histoire mais dont le quotidien n’est toutefois pas sans histoire. L’histoire sur leur vie prise en tenaille entre une société traditionnelle qui les briment et un pouvoir politique qui les marginalise mérite que l’on s’y attarde. Le Silence des autres(2011) d’Aïssata Ouarma porte sur l’exode des jeunes filles des campagnes vers la capitale Ouagadougou où elles font les bonniches, espérant épargner assez d’argent qui pour préparer sa trousse de mariage, qui pour améliorer l’ordinaire de la famille au village. Au bout du rêve de ces filles, il y a parfois des tragédies comme les abus sexuels dans le silence complice des familles qui les accueillent.
Cependant, si le film documentaire s’intéresse à des problématiques qui sont douloureuses, Semfilms a conscience qu’à toujours servir des films noirs au public, celui-ci risque d’en développer la phobie. Même un monochrome noir a besoin de nuances claires pour accrocher le regard ! C’est pourquoi nombre de films s’intéressent à des trajectoires heureuses, à des jeunes gens qui, à force de volonté et de travail, se sont hissés au sommet de leur art. La Volonté (2004) de Rolande Ouédraogo raconte la vie l’artiste musicien et sculpteur Pita dont le handicap dû à la poliomyélite n’a pas freiné la détermination à s’imposer dans les arts plastiques et la musique. Le documentaire Boum Boum (2012) est un biopic sur le boxeur burkinabè Boum Boum qui fut champion d’Afrique de boxe. Ce sportif a fait rêver la jeunesse et vibrer la corde patriotique des Burkinabè en leur ramenant la ceinture de champion de boxe. Après qu’il a raccroché ses gants et quitté les lumières des rings, cette ancienne gloire nationale vit dans l’anonymat et la gêne. Le film interpelle la nation pour qu’elle soit reconnaissante et généreuse avec ses fils prodiges ! Il y a parfois de la noirceur dans ces films parce qu’ils montrent l’injustice et la souffrance mais de la lumière aussi car les sujets sont filmés sans misérabilisme et dans le respect de leur humanité.

Une esthétique de la diginité…

La plupart des films produits par Semfilms sont des premières œuvres de jeunes réalisateurs dont les préoccupations ne sont pas de prime abord des questions esthétiques. Pourtant il y a au finale une touche particulière-une esthétique-qui émerge de ces documentaires. Gidéon Vink, qui est réalisateur et coordonnateur de Semfilms, reconnait que le développement du numérique a facilité l’immersion dans le milieu que l’on filme. Auparavant l’arrivée d’une équipe de tournage perturbait la quiétude des familles filmées. En effet l’arrivée d’une impressionnante file de voitures vrombissantes, une équipe nombreuse portant des caméras imposantes et braquant des projecteurs aveuglant sur les sujets à filmer ne favorisaient pas une relation intimiste avec le sujet. Maintenant, avec un réalisateur et un cadreur, on s’introduit dans le milieu à côté des personnages du film sans perturber leur quotidien.
Bien que ce cinéma soit plus porté sur des thématiques que sur des personnages, il est très soucieux des individus qui portent l’histoire. Aussi on a des films d’une grande humanité qui révèlent des personnages singuliers dont la parole et le geste emplissent l’écran et s’imprime durablement dans les mémoires.

Des agoras de diffusion des docus
Le film documentaire est un film militant. Il doit ouvrir le regard des spectateurs et les amener à réfléchir sur leur condition, et surtout réfléchir avec d’autres pour élargir leur spectre de compréhension et de lecture du réel. Il est donc fondamental d’avoir des espaces de projection, de diffusion et de débat sur les films documentaires.
En 2004, Semfilms a créé Ouagadougou le festival Ciné Droit Libre qui pendant une semaine réuni des films du monde entier. Des personnalités qui se sont illustrées dans la lutte pour les droits humains y sont invitées pour animer des panels et des débats à partir de films programmés. C’est ainsi que l’épouse du journaliste André Kieffer disparu en Côte d’Ivoire, l’altermondialiste Aminta Traoré ou le fils de Patrice Lumumba ont été associés à certaines éditions. Ce festival connaît un engouement et a essaimé de sorte qu’il y a des festivals Ciné Droit Libre à Abidjan, Nairobi et Dakar.
Toujours dans le sens de mettre les films à la portée de tous, Semfilms s’est doté en 2012 d’une web-télé, TV Droit Libre, dont le succès (1000000 de vues en moins d’une année) témoigne de l’utilité. De nombreuses réalisations vidéo et des reportages sont mis en ligne. Par ailleurs, il y a des ciné-clubs créés par de jeunes cinéphiles qui se montent dans les différentes villes du pays et organisent des séances de projections-débats autour des films.
En somme, Semfilms démontre qu’il est possible avec peu de ressources et beaucoup d’imagination d’utiliser la puissance du cinéma pour participer à changer le monde. En créant des conditions de réalisation et de diffusion de films documentaires sur les injustices et sur les hommes de bonne volonté qui se battent pour un monde plus juste, Semfilms amène le plus grand nombre d’hommes à devenir des acteurs du changement social et politique. Ce cinéma-là en amenant les cinéphiles à prendre conscience de leurs droits et de leur dignité renoue avec le but que André Malraux assignait à l’art qui est de « tenter de donner aux hommes conscience de la grandeur qu’ils ignorent en eux »

samedi 13 avril 2013

La qualité artistique, une gageure pour le cinéma burkinabè

Projecteur braque le faisceau sur les deux faiblesses majeures du cinéma burkinabè à partir des années 2000, à savoir le montage et la direction d’acteurs.

Si nous limitons notre corpus aux films de la dernière décennie, c’est en raison de la multiplication des réalisateurs et des films, une effloraison due à la technologie numérique et surtout parce que c’est dans ce corpus que l’on trouve les œuvres les moins abouties au niveau du montage et de la direction d’acteur. Loin de nous, la nostalgie fleur bleue d’un âge d’or du cinéma burkinabè qui aurait existé avant ce millénaire, le lustre du passé est un leurre. Si nous avons eu deux étalons d’or avec Buud-yam de Gaston Kaboré et Tilaï d’Idrissa Ouédraogo, c’est un indice de qualité de ces films lauréats mais nullement une preuve suffisance de la vitalité de l’ensemble de notre cinéma de l’époque. On comprend que, devant le marasme du cinéma actuel dans le montage et la direction d’acteurs, les amoureux du cinéma aient tendance à regarder dans le rétroviseur et à enjoliver le passé.

L’avènement du montage à la tronçonneuse

Le montage et la photogénie (esthétique de l’image) sont les deux éléments qui constituent l’ADN du cinéma. Tous les autres éléments comme la mise en scène, la direction d’acteur se retrouvent aussi dans les autres arts. C’est dans le montage que se trouvent la composition d’ensemble, la structure narrative, le rythme et les relations entre les différents plans que sont les raccords. Robert Bresson disait d’ailleurs : « c’est qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c’est par les joints que pénètre la poésie ». Cela a fait dire que le cinéma est véritablement né avec le montage, c’est pourquoi La Naissance d’une nation de D. W. Griffith qui est le premier film à bénéficier d’une grammaire du montage, est considéré comme le premier véritable film. Dans cette logique, on peut dire que le cinéma burkinabè a renoncé à l’art à partir des années 2000 car les œuvres de cette décennie ont renoncé à penser le montage comme un aspect fondamental du film. Beaucoup d’œuvres sont montées si maladroitement qu’on les dirait faites dans un état second. Ces œuvres sont décousues et les raccords très approximatifs. C’est le montage, pourtant qui donne au film sa respiration, son impression de réalité et même sa poétique. Cependant, il est apparu une malheureuse tendance qui consiste à raccourcir des séries télé pour en faire des longs métrages au mépris de toutes les règles du montage, et le grave est que ce procédé est une insulte aux spectateurs. En 2001, Boubacar Diallo a inauguré cette mode consistant à attaquer une série télé à la tronçonneuse pour en faire un long métrage avec la bien nommée Série noire à Koudbi. Et depuis, la série noire du cinéma se poursuit avec des œuvres sauvagement mutilées. Au montage défaillant de ce cinéma, il faut ajouter la mauvaise prestation des comédiens.

Le cinéma Burkinabè a mal à sa direction d’acteurs

Longtemps, les réalisateurs avaient majoritairement recours à des comédiens amateurs constitués d’amis et de parents. A partir des années 2000, avec l’entrée de comédiens professionnels ou semi-professionnels de théâtre sur les plateaux de tournage, on pensait que notre cinéma allait gagner un supplément de qualité. Las, les comédiens de théâtre y ont amené le jeu théâtral en déphasage avec le jeu exigé au cinéma, un jeu fait de retenue et d’économie. Cela a dénaturé le cinéma au lieu de le faire gagner en réalisme. Et tous les films de fiction actuels n’échappent pas à cette maladie de la théâtralisation. A contrario du théâtre, le jeu au cinéma participe de la mimésis, il imite le naturel. Faut-il jeter la pierre aux comédiens de théâtre? Non ! Un comédien, tout comme la caméra, est un instrument entre les mains du réalisateur, celui-ci doit savoir en user pour espérer en extraire toutes les potentialités. Ce problème n’est pas celui du comédien mais ressortit de la direction d’acteur. Tous les films et téléfilms Burkinabè de cette décennie ont mal à leur jeu d’acteurs, exception faite de la série Les éléphants se battent d’Abdoulaye Dao. Même des films récents de réalisateurs confirmés ont cette faiblesse. Par exemple, En attendant le vote…de Missa Hébié a bénéficié de la présence de l’un des meilleurs comédiens africain, Habib Dembélé, mais sa prestation fut une redite sans génie de son rôle dans Guimba de Cheick Omar Cissoko. Certainement que le réalisateur s’en est contenté. Même le dernier film de Pierre Yaméogo, Ba-yiri est plombé par la prestation mitigée des acteurs qui traversent le film en somnambules. Un acteur, même auréolé d’un grand prestige est pareil à un instrument de musique, le réalisateur doit savoir en jouer, pincer la bonne corde pour libérer la note appropriée. Si le réalisateur est mauvais musicien, même d’un stradivarius, il ne pourrait en tirer qu’un affreux crissement. Il faut donc que nos réalisateurs se forment à la direction d’acteurs ; à défaut il faudra qu’ils se fassent accompagner de metteurs en scène.
Quand un cinéma a mal à l’interprétation et au montage, il s’avance sur deux béquilles. Faut-il pour autant déduire que notre cinéma restera paraplégique ad vitam aeternam ? Pas du tout. Nous pensons que notre cinéma est en crise parce que la société burkinabè tout entière l’est. Souvent le renouveau artistique sort des périodes de crise. Nous sommes convaincu que l'accord heureux entre notre cinéma et la société se produira parce que de nouvelles oeuvres sont en train de naître et de talentueux créateurs sont en train de poindre.


mercredi 27 mars 2013

Albert Camus : l’aveuglement colonial

L’écrivain français Albert Camus aurait eu cent ans cette année. Il est né en Algérie, à Annaba, en 1913. Des livres et des essais ne manqueront de saluer l’intellectuel, l’écrivain nobélisé et son engagement auprès des opprimés. Pour nous, anciens colonisés d’Afrique, demeurera l’incompréhension face à l’obstination de Camus à défendre une Algérie française.

Hier 27 mars 2013 est sorti dans les salles françaises l’adaptation au cinéma du roman autobiographique et posthume d’Albert Camus, Le Premier homme. Le réalisateur italien Gianni Amelio a porté à l’écran ce roman dont le manuscrit a été retrouvé dans une sacoche de cuir à côté de la voiture dans laquelle l’écrivain trouva la mort le 4 janvier 1960. Dans ce dernier roman, sous le pseudonyme de Jacques Cormery, l’écrivain revient sur son enfance à Alger. Ce film n’éclairera certainement pas la part d’ombre qui entoure le rapport de Camus à l’Algérie
De Camus, on retient les grands romans l’Etranger, La Peste et La chute sur l’absurde, les essais qui tentent de formuler l’absurde comme Le mythe de Sisyphe, l’Homme Révolté qui met la morale au cœur de la politique et ses pièces de théâtre dont la plus célèbre reste Caligula. La critique littéraire française a fait de Camus le dernier des Justes et un grand moraliste, insistant plus sur sa réflexion sur la condition humaine que sur la place qu’occupe l’histoire dans son œuvre. Hors de France, il y a l’incompréhension devant son attitude face à l’histoire de l’Algérie quoique l’unanimité se fasse sur la force de son œuvre. Quid de l’Algérie dans cette œuvre ? L’Algérie de Camus, c’est la mer, la terre et le soleil qu’il chante avec lyrisme mais les Algériens en sont absents. Du moins, ils apparaissent sous le nom générique de l’Arabe. Dans l’Etranger, l’Arabe qui est tué par Mersault n’a pas de nom, dans la Peste aussi, dans la ville d’Oran pestiférée, ce sont les arabes qui meurent mais ils n’ont pas d’existence individuelle, ils ne sont pas des personnages au même titre que Tarrou, Rieux et le Père Panelou. Yasmina Khadra, un romancier algérien remarquera que les Algériens ne sont pour Camus qu’une excroissance de la faune locale.
L’Algérie reste la tâche noire sur l’image immaculée de combattant de la liberté dont se vêt l’écrivain, c’est le grain de sable qui enraille sa belle mécanique de l’engagement, le nom qui fait s’écrouler tout l’échafaudage théorique de sa pensée d’intellectuel au service de la liberté. Comment expliquer que celui qui refuse toutes les oppressions au nom de la morale, qui s’est engagé dans la résistance quand la France était occupée par l’Allemagne ne comprenne pas que la France est une force d’occupation en Algérie et que la liberté de l’Algérien passe par la libération de l’Algérie ? La seule explication qui tienne est peut-être celle donnée par Edward Saïd c’est-à-dire que l’inconscient colonial de l’écrivain.
Pour tous ceux qui continuent à voir dans sa lapidaire réponse à un étudiant algérien qui lui reprochait de ne pas soutenir la lutte de libération, « Je choisis ma mère avant la justice », une expression de dépit plus qu’une réponse assumée, il faut leur mettre sous les cieux cette prise de position de Camus dans ces Chroniques algériennes :
« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. »
Comment aurait-il vécu l’indépendance de l’Algérie s’il avait été là en 1962 ? La mort l’a soustrait de l’histoire, nous privant de voir comment il aurait évolué avec cette Algérie indépendante. On peut toutefois penser qu’étant d’une grande lucidité, il aurait fait amende honorable et reconnu que l’intégrité exigeait qu'il acceptât que « le frère périsse au nom des principes de justice». Surtout si ce frère-là opprime et occupe la terre de l’Autre!