Tout mur est une porte. Emerson

jeudi 22 décembre 2011

Théâtre : Dans la solitude des champs de coton de Koltès

Ce texte de Bernard-Marie koltès a été mis en scène par Nabil el Azan avec Aristide Tarnagdaga et Christophe Brault sur la scène de l’Espace culturel Gambidi. Dans une mise en scène sobre et épurée, les deux comédiens jonglent avec ce beau texte et lui donne une résonnance fort actuelle : la montée du racisme et son corolaire, le rejet de l’Etranger.
Si la première mise en scène de ce texte par Patrice Chéreau et celles de maints metteurs en scène ont fait du Noir le dealer et du Client un Blanc, conformément à l’intention de Koltès, Nabil el Azan a opté d’invertir les rôles et d’inscrire sa mise en espace de ce texte dans la confrontation entre un dealer Blanc et un client Noir. Un renversement de paradigme qui incline à la lecture de cette représentation comme un affrontement entre un autochtone Blanc et un immigré Africain. Inversion aussi de la géographie théâtrale : le public est installé sur la scène et les comédiens jouent dans l’espace réservé au public, entre les rangées de chaises vides.
Pendant que le public prend place, sur le célèbre tube des années 80 des Bee Gees, Saturday night fever, le Dealer (Christophe Brault) se déhanche à la John Travolta. Le public non averti s’attend à une comédie musicale ou à une pièce gaie. Mais il comprend vite sa méprise. Dans la solitude des champs de coton s’ouvre aussi sur une méprise. Le Dealer est sûr que son vis-à-vis est en ce lieu, à cette heure du soir parce qu’il désire lui acheter quelque chose. Le client, lui justifie sa présence par le droit du trajet, la liberté d’aller d’un point à un autre. Et de là naît le dialogue fleuve entre deux êtres qui tentent de se subjuguer, de se comprendre et de se dominer. Le Dealer développant sa rhétorique de la rencontre, du désir, et devant les esquives du Client, sa prose mielleuse vire au close combat. On assiste à un pugilat verbal ou les mots comme des balles de ping-pong fusent, virevoltent, ricochent et implosent. Aux longues tirades du début succèdent de petites répliques pleines d’agressivité, de sous-entendus et de menace. Des circonvolutions du discours de la diplomatie, on passe à la sècheresse du verbe martial. Et de l’impossible entente, on en vient à l’inévitable affrontement.
Cette mise en scène servie par l’excellent jeu des comédiens amplifie et pousse à l’extrême la tension vers un point de non-retour. Face à Christophe Brault qui déploie un jeu très physique, une énergie carnassière, qui court, gesticule, hurle, il y a Aristide Tarnagda, un bloc d’immobilité, aucune gestuelle n’accompagne la voix monocorde, et pas un mot plus haut que l’autre, ni éclat ni murmure, il déroule un discours de sérénité qui détache les mots staccato. Et la tempête verbale du Dealer s’emmêle au propos rare du Client et cela donne une partition à deux voix, à deux notes. La distance entre les deux acteurs, qui oscille constamment entre la proximité et l’éloignement dessine une géographie des relations sociales faite de dérobades et d’adhésion, d’accord et de répulsion, de compassion et de rejet. Ce deal autour de l’indicible est aussi une métaphore du deal permanent dans lequel se trouve l’individu en société. Au final, la scène prend l’allure d’arène de corrida. Le dealer est un toréro qui tourne autour du Client, et le blouson jeté entre les deux comédiens fait figure de muleta. On saura gré à cette mise en scène d’avoir réussi à captiver le public et même à le faire rire avec un texte très littéraire et considéré comme du théâtre à lire.
Dans la profusion de sens que génère ce texte plurisémique, le public aussi fait son marché de significations, et il choisit celles qui lui conviennent, aidé en cela par la mise en scène de Nabil el Azan. Et si dans celle-ci, le désir conserve toujours une forte connotation sexuelle, elle a le mérite d’enrichir le texte d’un supplément de sens en faisant affleurer une interprétation qui met au jour le racisme et la xénophobie. Et le spectateur Burkinabè ou Malien ne peut s’empêcher de voir en Christophe Brault avec sa chevelure rousse, un avatar de Brice Hortefeux et en Aristide Tarnagda, avec son manteau, son écharpe et ses nu-pieds, un travailleur Sarakolé ! Bien sûr que le propos de cette mise en scène est moins circonstanciée mais chaque spectateur voit midi à sa porte. Cette mise en scène de Nabil el Azan questionne plus largement un monde schizophrène qui, avec la mondialisation des échanges se veut un village planétaire mais continue à activer les mécanismes de repli sur soi face à l’Autre.

lundi 19 décembre 2011

Wodaabé, les bergers du soleil : ultimes images d’un peuple en sursis

Ce documentaire de Werner Herzog rend compte de la fête de la séduction ou Gerewole qu’organisent les Wodaabé pour célébrer la beauté et l’élégance des hommes de la tribu. Entre les témoignages et les préparatifs de la fête, le film évoque le mode d’existence et la menace qui pèse sur les traditions de ce peuple pris en étau entre la nature devenue inhospitalière et la broyeuse de la modernité.
Ils sont un sous-groupe des Peuls et vivent au Niger. On les appelle Wodaabé ou Bororos. Les autres Peuls les nomment Wodaabé, c’est-à-dire « les Proscrits » parce qu’ils ont refusé l’islamisation et son orthodoxie. Les haoussa et les Djerma les appelle avec mépris Bororos, du nom de leurs zébus. Mais eux se considèrent comme les « Hommes purs de tout tabou et les plus beaux de la terre ».
Le film s’ouvre avec un travelling sur des visages souriants, fardés de jaune or, les sourcils soulignés au charbon, un trait doré court du milieu du front jusque sur l’arête du nez et en souligne la parfaite droiture, les dents ont la blancheur du lait et les yeux d’un blanc coton, immenses tournent dans tous les sens. Les cheveux sont tressés et une plume d’autruche est fichée sur la tête. A la finesse des traits, à la sveltesse des corps, on croira que ce sont des femmes. Mais non ! Ceci est la parade de la séduction des plus beaux spécimens mâles de chaque famille ; chacun espère accrocher le regard et le cœur d’une belle jeune fille qui partagera avec lui une nuit d’amour ou toute la vie si affinité. Parées de leurs plus beaux atours, les jeunes filles choisiront parmi ces éphèbes celui qui incarne le plus l’idéal masculin selon les canons de beauté des Wodaabé. Comme quoi, les sociétés traditionnelles ne sont pas aussi phallocrates qu’on le croit.
Cette cérémonie filmée par Herzog en 1984 est spéciale car elle intervient après quatre ans de rupture due à une longue sécheresse qui a décimé le cheptel des Wodaabé, ces zébus aux cornes en forme de croissant de lune pareils à ceux que l’on trouve sur les fresques dans les grottes du Tassili. Une sècheresse qui a éparpillés ce peuple de pasteurs dans toutes les directions, qui pour se faire ouvrier dans les champs de cultures, qui pour travailler dans les villes. L’abondante saison pluvieuse de l’année 84 a reverdi les pâturages et a rempli les rivières. L’élevage redevenant possible, les Wodaabé sont revenus sur leurs terres. Tous les quatorze lignages de la tribu sont là pour ressusciter la fête de la séduction. Des campements sont rapidement dressés. Des mariages sont célébrés. Des démonstrations de dressage de chameau ont lieu. Les réjouissances dureront cinq jours et cinq nuits. Des drogues à base de racines aident les hommes et femmes à vaincre la fatigue et le sommeil. Et la caméra musarde dans le campement et suit les hommes qui s’apprêtent pour le Geerewole. Séance de maquillage avec du beurre et des colorants naturels. Du charbon pillé redessine les contours des lèvres et les sourcils. Un miroir surgit souvent entre les mains pour renseigner sur le degré de métamorphose de ces Narcisse du sahel !
Le spectre de la grande famine hante toujours les esprits car elle a jeté les Wodaabé sur les chemins de l’exode rural. Beaucoup se sont rués vers les mines d’uranium d’Arlit comme des phalènes sur une flamme et s’y sont brûlés les ailes. Devenus ouvriers vivotant dans des bidonvilles ou dans des camps de réfugiés, ils vivent mal cette situation contre-nature qui fait de ces familiers des grands espaces des prisonniers confinés dans des abris pour crève-la-faim. Et même s’ils font provision d’espérance devant l’abondance de cette saison, ils savent qu’ils sont un peuple en sursis et qu’une autre sécheresse sonnera pour eux les trompettes de l’apocalypse.
La caméra de Herzog a compris qu’elle est témoin d’un monde finissant, aussi traîne-t-elle sur les choses, s’attardant sur les visages comme un œil ami se pose longtemps sur un agonisant pour graver chaque détail dans la mémoire, conscient qu’il ne le reverra plus. Ce peuple qui a su résister à tous les impérialismes, qu’ils soient islamiques ou chrétiens, qui a conserver ses traditions et sa vision du monde dans sa pureté originelle est à sur le point de disparaître, vaincu par les calamités naturels et le rouleau compresseur de la modernité. Ce dernier ilot de pureté culturelle va sombrer dans l’océan de l’uniformisation des cultures et l’Etat nigérien détourne le regard.
D’ailleurs l’image qui clôt le documentaire d’une quarantaine de minutes est sans équivoque. C’est un monde crépusculaire et des ombres chinoises d’un berger Wodaabe et son chameau traversant un pont envahi par les automobiles. Sans soleil, les bergers du soleil sont comme des abeilles : le chemin de retour à la ruche est perdu. Ainsi ce Wodaabé qui tente de se frayer difficilement un chemin dans la frénésie des objets de la modernité est, à n’en pas douter, la métonymie d’un peuple désorienté. Ce film de Werner Herzog est poignant et d’une grande beauté. Seule incongruité : la musique classique qui accompagne le film. Des chants Wodaabe auraient été plus indiqués pour dire le chant de cygne de cet admirable peuple.