Tout mur est une porte. Emerson

mercredi 15 juin 2011

Les déconnards de Koffi Kwahulé ou les affres de l'immigré

Avec Les Déconnards de Koffi kwahulé, mis en scène par Lamine Diarra, Aristide Tarnagda, auteur et metteur en scène Burkinabe, revient sur les planches comme comédien. Il campe avec brio un étudiant africain en exil. Le ton se fait tour à tour grivois, grave ou grinçant pour esquisser le portrait d’une Afrique vivante, rieuse mais ambiguë : celle que l’immigré porte dans sa mémoire comme on porte une amulette pour se prémunir du vide et de la solitude en Occident.

On voit souvent dans les zoos, un lion, l’œil mauvais tourner dans sa cage de fer en grondant puis s’allonger et fermer les yeux un instant. A son air d’abandon, au frémissement qui court sous sa robe fauve, on devine que son imagination l’a ramené dans la grande brousse, sur ses terres qu’il parcourait en maître, au temps de la liberté. Alors, sous ses lourdes paupières closes défilent les souvenirs de grandes chasses, les gibiers à la chair tendre et les batifolages avec la fratrie. A son museau qui palpite, on imagine que lui revient l’odeur enivrante et chaude de la savane, le lourd parfum des feuilles et d’herbes, des fleurs et de fruits, de terre et de pisse de bêtes qu’exhale le sol après la pluie.

Les Déconnards fait immédiatement penser à ce fauve encagé. Voir Aristide Tarnagda avec sa longue crinière de rasta évoluer dans un décor minimaliste, passant d’un divan-lit, d’une table d’étudiant à une chaise, un porte-manteau évoque un félin pris dans une cage de verre. Il campe un étudiant africain à Paris, un jeune homme qui perd jusque son identité dans l’exil. La concierge l’appelle « Monsieur ». Dans la mansarde où il vit, seul le passage régulier du métro interrompt le sépulcral silence qui y règne. Mais les grandes solitudes sont sœurs des grands silences seulement pour les ermites car eux ont choisi de se retirer de la communauté. Pour tous les autres, surtout pour l’exilé à qui la communauté d’accueil présente une gueule comminatoire et une porte close, la solitude accouche de grands soliloques. Parler pour briser le silence, parler pour convoquer la terre d’origine et peupler le vide. Alors « Monsieur » parle, il parle et peu à peu, le village de Djimi habite la chambre et ce morceau d’Afrique investit ce petit carré d’Europe pour en chasser la vacuité. Le village est là, avec ses histoires de chasse et ses bêtes qui parlent, ces mythes cosmogoniques et défile et se défie une galerie de personnages hauts en couleur : Douze, l’homme que la nature a doter d’un priapisme qui fait fantasmer les femmes, Dynamo, le séducteur qui attire les dames comme l’aimant la limaille et qui sème la zizanie entre les femmes de Djimi, et Alémand, l’ancien combattant qui se croyait ami de De Gaulle parce que celui-ci lui avait serrer la main avant de lui accrocher une médaille sur le poitrail et Gestapo, sa laideronne épouse qui défit le combattant Alémand et en fit un con battu, et le cousin de « Monsieur » dont la missive juxtapose un faire-part de décès et une requête pour une paire de tennis et un maillot Coq sportif. Et cela donne des morceaux de bravoure, des situations cocasses et hilarantes. Et la langue de Koffi Kwahulé ! Une langue succulente et truculente qui recèle d’images et de vitalité : le français ivoirien.

Koffi kwahulé qui est un amateur de Jazz écrit ses pièces comme un musicien compose des partitions. Et le corps du comédien tel un instrument de musique fait vibrer les textes. Aristide qui campe un asthmatique réussit à donner au texte de Kwahulé un air de sonate jouée sur un balafon qui aurait une ou deux palettes usées. Virtuosité, allegro et pianissimo. Quelque fois, quand survient la crise et que l’air se fait rare dans le corps, il en sort des notes étouffées, douloureuses comme surgies d’une palette désaccordée. Ce mono est un solo avec des moments superbes où la signification devient subsidiaire, l’émotion naissant de la musique du texte et non plus de son sens. Ainsi en va-t-il du match de football narré en Bissa. Pas besoin de comprendre la langue, on est sensible au vibrato de la voix de comédien. Les Déconnards est un texte qui déclenche l’hilarité à chaque instant comme un talk-show mais il ne faut pas oublier que les Déconnards est une voix d’outre-tombe, un verbatim post mortem. C’est une cassette audio qui rend la parole de celui qui est allé se jeter sous le dernier métro un soir de réveillon. Comme quoi, cette parole-là est un écho, la vibration d’une note qui flotte dans l’air longtemps après que l’instrument se soit tu ! C’est donc un ectoplasme de l'étudiant que nous voyons sur scène !

S’il fallait trouver une seule faiblesse à ce spectacle, ce serait sa longueur. A notre sens, il souffre d’un quart d’heure de trop qui installe la langueur au niveau du spectateur. La mise en scène gagnerait à resserrer le spectacle autour des moments de climax et ne pas se laisser prendre dans le vortex des mots de Kwahulé.

Avec les Déconnards, Aristide Tarnagda a réussi son retour sur scène comme comédien avec cette performance magistrale. Maintenant qu’il nous a prouvé qu’il reste un bon comédien, qu’il rejoigne derechef sa table d’écriture pour nous offrir des textes de son cru. Nous attendons impatiemment d’autres grands textes du jeune auteur prometteur de l’Amour au cimetière.
Saidou Alceny Barry