Tout mur est une porte. Emerson

lundi 9 mai 2011

Intellectuels africains et crise ivoirienne: la défaite de la pensée?

La crise ivoirienne a mis à nu l’impuissance des politiques africains à résoudre les situations conflictuelles sur le continent. Elle a aussi révélé que les intellectuels africains, pris dans le nœud de leurs contradictions, n’ont pas brillé par la lucidité et la force de proposition que l’on attendait d’eux. Voyage au pays de l’intelligentsia africaine dans sa diversité et ses divergences.

Les intellectuels mutiques

Dans la crise ivoirienne, il y a des intellectuels qui ont réussi la prouesse d’abdiquer ce qui fait substantiellement l’intellectuel, c’est-à-dire la prise de parole. Ceux qui ont fait vœu de silence dans cette crise, ce sont surtout les intellectuels Burkinabé. Nous n’avons pas entendu le Forum des artistes et des intellectuels, cette coalition qui ambitionne de se positionner dans le paysage africain comme un interlocuteur incontournable et une force de propositions dans la conduite des affaires africaines. Même à titre individuel, aucun franc-tireur n’a pipé mot. Ce mutisme est peut–être dû à la peur de ces leaders d’interférer dans les actions de médiation du Président du Faso ou crainte qu’une prise de position n’entraîne des exactions contre les cinq millions de compatriotes, la plus forte communauté étrangère vivant en Côte d’Ivoire. Quelles que soient les raisons de ce mutisme, ce silence jette un discrédit sérieux sur la capacité de nos intellectuels de s’abstraire des atermoiements pour être une instance de questionnement de nos politiques et de la marche du continent. Malgré ce silence ou peut-être à cause de lui( si nous voulons être cynique), des monceaux de cadavres de Burkinabé ont jonché les rues d’Abidjan et d’ailleurs. Et se taire c’est couvrir ces morts du linceul de silence. Dans cette crise, les Burkinabe ont été les spectateurs obligés des meurtres et des pogroms grâce aux médias ivoiriens et français : jamais nous n’avons été condamnés à tout voir sans rien savoir. Combien de nos compatriotes ont perdu la vie dans cette crise? Nul ne le sait parce que les politiques n’ont rien dit et les intellectuels n’ont rien demandé. Elie Wiesel disait : « Le bourreau tue deux fois. La deuxième fois par le silence ». Même si nos intellectuels ne sont pas comptables de ce qui s’est passé, on peut leur reprocher d’avoir raté une bonne raison de se faire entendre !

Les imposteurs ou pseudo-intellectuels

Les désastres politiques sont comme les grandes putréfactions, ils attirent les charognards. Et la crise ivoirienne, à cause de sa forte médiatisation, a attiré des individus en mal d’exposition médiatique. Aussi des pseudo-intellectuels qui étaient au creux de la vague ont voulu utiliser la crise ivoirienne comme un trampoline pour revenir sous les projecteurs. Calixte Beyala dont les derniers romans ont paru dans l’indifférence générale a endossé opportunément le rôle de la pasionaria de la cause ivoirienne. Courant les plateaux télés, elle dénonce l’ingérence française et prétend défendre la légalité qui se trouverait du côté de Gbagbo. Mais elle a desservie la cause de Gbagbo par l’incurie de son argumentaire, ses interventions dévoilant une méconnaissance abyssale du paysage politique et des textes constitutionnels du pays. Comme quoi, on a beau savoir fabuler dans le roman, la réalité politique ne se laisse pas enfermer dans la fiction et la romancière camerounaise l’a appris à ses dépens.


Les intellectuels partisans :

Une autre espèce d’intellectuels est celle des partisans. Ils ont rejoint un camp et ont mis leur plume et talent au service de Laurent Gbagbo ou d’Alassane Ouattara. On nous dira que l’engagement procède toujours d’un enrôlement dans un camp. Bien sûr mais le Camp du Capitaine Dreyfus fut le camp du droit et de la justice ! Ici, les choses sont moins tranchées. S’il y a une minorité qui a opté pour Gbagbo ou Ouattara pour des calculs mesquins de positionnement, la plupart de ces intellectuels partisans ont été abusé par la complexité de la crise ivoirienne avec son bal masqué : l’ancien colonisateur joue le parangon de la bonne gouvernance en Côte d’Ivoire tout en maintenant des despotes tout autour de ce pays. C’est par conséquent le combat contre la Françafrique qui a biaisé le débat et obscurci la lecture de la crise ivoirienne. De sorte que les anticolonialistes se sont rangés du côté de Gbagbo par pis-aller. Alassane apparaissant comme un outil entre les mains de la métropole.
Au Forum des altermondialistes de Dakar, de manière générale, les intellectuels se sont rangés du côté de Gbagbo qui représente le combat contre la Françafrique. Alassane est taxé d’ennemi parce que libéral, ami des puissants du monde et des institutions financières telles le FMI et la Banque mondiale, ces pilleurs du continent. Entre l’ami d’Occident et le professeur qui défia Houphouet-Boigny le suppôt des basses besognes de la France sur le continent, les altermondialistes ont choisi le leur !
D’autres ont eu une posture plus inconfortable. Aminata Traoré, mue par son combat anti-colonialiste s’oppose à l’ingérence française tout en esquivant le débat de fond sur la crise ivoirienne. On comprend qu’il lui est intolérable de voir la Force Licorne et surtout Sarkozy dont on se souvient du discours raciste de Dakar jouer les sauveteurs de la démocratie dans une crise où la France ne peut montrer patte blanche. Mais la logique du combat contre la France peut-elle justifier que l’on ferme les yeux sur les dérives du régime de Gbagbo ? Nous pensons que non ! Elle peut autoriser la colère et l’indignation. Pour Sénèque, elle est indigne du philosophe et du sage. Mais l’indignation est une réaction organique, elle donc est légitime. Mais pour qu’elle trouve un sens, il faut qu’elle s’accompagne d’une analyse lucide. C’est la lucidité qui fait l’intellectuel et elle a manqué à tous ceux qui, sous le couvert du combat anti-colonialiste, ont absous Gbagbo et cautionné son rapt électoral.

Les intellectuels sceptiques.

Ce sont ceux qui ne donnent pas un blanc-seing à l’ONU, ce gros machin aux mains de la communauté internationale. Ces intellectuels restent circonspects sur les résultats des élections parce qu’ils pensent que l’ONU n’est pas une structure indépendante, qu’elle est aux ordres des plus puissant. Ils rappellent ses positions ambiguës au Congo dans l’assassinat de Lumumba, sa passivité dans le génocide rwandais, et les élections contestées qu’elle a organisées en Afghanistan. C’est particulièrement l’insolence du représentant de l’ONU en Côte d’Ivoire se comportant en gouverneur d’un territoire conquis qui les ulcèrent au plus haut point. L’écrivain guinéen Thierno Monénembo incarne ce courant qui entend questionner toutes les procédures électorales. Ils ne sont ni pour Alassane qu’il taxe de sécessionniste, ni pour Gbagbo qui a confisqué le pouvoir ni pour Bédié qui a conçu l’ivoirité. Ce fut un courant minoritaire mais qui a une analyse qui vaut qu’on s’y arrête.

Les intellectuels incorruptibles

Il faut entendre ce terme au sens d’une analyse qui demeure dans la constance, suit un cheminement logique que le temps n’infléchit pas mais approfondit, que les idéologies n’édulcorent ni ne forcissent. Nous pensons que la réflexion d’Achille Mbembé est de celle-ci. On peut moquer sa conviction plein de candeur que l’outillage juridique doit précéder le geste politique et son moralisme mais on ne peut que reconnaître la pertinence de sa réflexion. Il est un des rares intellectuels avec Théophile Abenga à condamner l’intervention de l’ECOMOG, à préconiser que l’Unité africaine se dote de textes juridiques pour baliser les interventions militaires dans un Etat membre et à répéter que les crises politiques sur le continent doit être résolu par les Africains. Et nous pensons qu’il est dans le vrai.


Cette crise a révélé les contradictions qui secouent la communauté des intellectuels partagés entre l’alignement sur les politiques, les errements partisans et les argumentaires en déphasage avec la réalité africaine. Néanmoins, quelques-uns posent parfois le bon diagnostic mais évitent de proposer la bonne médecine. Car s’ils reconnaissent à l’unanimité que la démocratie est à la source de tous les maux sur le Continent, la plupart proposent de repenser celle-ci en tenant compte du contexte africain. Nul ne remet en cause l'option démocratique. Est-ce parce que rejeter ce système politique promu par l’Occident les priverait de toute tribune et les condamnerait au silence. Ambiguïté de l’intellectuel africain qui veut tenir un discours de vérité sans incommoder « la bien pensance » internationale ?
Barry Saïdou Alceny